De toutes les batailles ! Sur ses quatre années de front Prosper ne sera pas épargné et passera, en première ligne, dans tous les endroits difficiles.
A chaque fois, avec une chance insolente, il s'en tirera avec les honneurs !
Trois temps pour Prosper, le premier qui va durer deux années se passe en Argonne où son régiment tient la ligne, c’est-à-dire qu'il alterne des périodes en première ligne et des périodes de repos à quelques kilomètres en arrière.
Le front d'Argonne
Début septembre 1914, les Allemands descendent vers le sud de chaque côté de la forêt d’Argonne tandis que les Français, affaiblis par un mois de guerre, font retraite dans des conditions difficiles. Le front hors de la forêt se stabilise sur une ligne Vienne-le-Château, Boureuilles, Vauquois.
Le 24 septembre, les Allemands entrent dans la forêt d’Argonne mais s’y heurtent très vite aux Français, déjà bien installés notamment dans le bois de la Gruerie. S’ensuit alors une succession d’attaques et de contre-attaques meurtrières Le 13 octobre, la ligne de front stabilisée passe au nord de la Harazée et du Four-de-Paris.
L’Argonne est un front secondaire pour les deux camps. Elle doit épauler les opérations de Champagne à l’ouest en empêchant les Allemands d’envoyer des renforts. Elle doit contenir l’avance allemande le long de la Meuse à l’est pour protéger Verdun. Les Français doivent également préserver coûte que coûte la ligne de chemin de fer entre Châlons et Verdun.
Cette ligne est la dernière voie de ravitaillement d’importance pour Verdun depuis la perte de Saint-Mihiel qui commandait la voie ferrée Bar-le-Duc – Verdun. Entre 1914 et 1916, les opérations ont essentiellement lieu sur deux champs de bataille : la forêt d’Argonne, avec la Haute-Chevauchée et le secteur de la Harazée et du Four-de-Paris, et la butte de Vauquois.
En Argonne, comme tout au long de la ligne de front, la guerre de mouvement est un échec. Aucun des deux camps ne parvient à avancer et rapidement les combattants s’enterrent pour tenir le terrain sans offrir une cible trop facile.
Débute alors la guerre de siège, d’autant plus dure dans cette région qu’elle se déroule en grande partie dans les bois. Le terrain est difficile, vite gorgé d’eau, les routes impraticables pour le matériel et la visibilité quasi nulle. La forêt couvre un plateau entaillé par des vallées aux versants escarpés, les fameux ravins, qui rendent la progression difficile.
Conscient de ces problèmes, le général allemand von Mudra se consacre dès octobre à l’organisation du front et de l’arrière. Il améliore les tranchées, camoufle des positions d’artillerie et aménage des voies de liaison. Côté français, le général Sarrail considère que ses hommes ne doivent pas s’installer trop confortablement puisqu’ils ont pour mission de conquérir du terrain sur l’ennemi. Il n’installera pendant la durée de son commandement qu’une seule ligne de front en Argonne.
Pendant les deux premières années de la guerre, les Allemands gagnent continuellement du terrain. Ils appliquent la méthode du général Mudra : de violentes préparations d’artillerie et des explosions de mines souterraines, suivies de l’attaque de l’infanterie sur des zones limitées. Ils ont pris l’ascendant sur les Français qui ne peuvent que se défendre du mieux possible.
Le moral des troupes de Sarrail faiblit au fur et à mesure des assauts sanglants. Malgré la supériorité technique des Allemands, les pertes sont très lourdes des deux côtés pour un gain de territoire insignifiant. En un an de guerre, près de 150 000 hommes, toutes nationalités confondues, ont laissé leur vie dans les tranchées d’Argonne.
Fin octobre 1915, le haut commandement allemand décide de cesser ces assauts bien trop destructeurs. Désormais, la guerre se fera avec des tirs d’artillerie et des explosions de mines.
Les combats du 13 au 20 juillet 1915 seront particulièrement dévastateurs pour l’Argonne, et conduiront au limogeage de Sarrail par le maréchal Joffre.
Persuadé d’obtenir un effet de surprise, Sarrail prévoit une offensive massive pour le 14 juillet mais par pure coïncidence, Mudra lui coupe l’herbe sous le pied en attaquant dès le 13. Il commence par une intense préparation d’artillerie : plus de 7h durant, 50 000 obus sont lancés et plusieurs mines explosent. Puis l’infanterie monte à l’assaut, suivie de la Landwehr qui retourne les tranchées conquises. Au soir, la situation est critique côté français. Les pertes sont très lourdes, la 1e ligne est aux mains des Allemands et le terrain est méconnaissable. Seules la cote 285 et la cote 263 ont résisté.
Fiche enseignant via Académie de Reims
Le régiment terminera l'année 1916 en allant participer à l'effort de reconquête de Verdun .
Octobre 1916, L'offensive Nivelle sur Verdun
Sous l’ordre du général Robert Nivelle, en octobre, l'armée française commence une contre-offensive. Le 17 août ils reprennent le village de Fleury. De plus cela leur a permis de reprendre des lieux symboliques tel que Douaumont le 24 octobre, puis Vaux le 2 Novembre et Hardaumont, Bezonvaux et Vacherauville le 15 Décembre.
Et enfin l'offensive de Guillaumat permettra de dégager complètement Verdun en Décembre. La bataille de Verdun est gagnée par l'armée et les Français ont tenu position grâce au général Pétain.
Au final, la situation reste inchangée : les deux armées ont perdu d’énormes effectifs et le front retrouve sa position d’origine.
L’année 1917 sera marquée par la participation entre avril et août aux combats du Chemin des Dames .
16 avril 1917, L'offensive Nivelle du Chemin des dames
A la tête des armées françaises depuis le début de la guerre, le général Joffre est remplacé le 13 décembre 1916 par Robert Nivelle alors qu’après l’échec des offensives d’Artois et de Champagne en 1915 et dans la Somme en 1916, il a préparé le plan d’une nouvelle offensive entre Soissons et Reims pour le début de l’année 1917.
Reprenant en partie le plan de Joffre, Nivelle promet d’opérer une percée décisive sur le Chemin des Dames « en 24 ou 48 heures ».
Plusieurs fois reportée, notamment suite au repli stratégique allemand sur la ligne Hindenburg (ou Siegfried), et même remise en cause (le 6 avril, Nivelle propose sa démission qui est refusée), l’offensive est finalement fixée au 16 avril à 6 heures du matin.
Plus d’un million d’hommes ont été rassemblés sur un front de 40 km entre Soissons et Reims : placée en réserve, la Xe armée est chargée d’exploiter les succès des Ve et VIe armées qui doivent rompre le front. Pour la première fois du côté français, des chars d’assaut doivent être engagés.
Une longue et intense préparation d’artillerie qui commence le 2 avril, compromet tout effet de surprise et surtout, ne détruit que très partiellement les défenses allemandes.
Le 16 avril, quand les premières vagues s’élancent à l’assaut du plateau du Chemin des Dames, elles se heurtent à des barbelés souvent intacts et elles sont fauchées par le feu des mitrailleuses allemandes.
Le mauvais temps (pluie, neige et froid) n’est pas sans conséquences, en particulier dans les bataillons de tirailleurs sénégalais, des troupes en fait recrutées dans toute l’Afrique occidentale française, de Cotonou à Bamako et d’Abidjan à Tombouctou.
Dès les premières heures, l’offensive apparaît comme un échec sanglant.
Or, malgré des pertes particulièrement élevées (30 000 tués et 100 000 blessés en 10 jours du 16 au 25 avril) et en dépit de ses promesses, Nivelle s’obstine au-delà des « 24 ou 48 heures » annoncées…
Guy Marival Des lieux d'histoire dans l'Aisne via Site Chemin des dames
A partir de 1918, ce sera l'inverse, son unité qui est troupe de choc, se déplace pour renforcer une défense face à une offensive ou participer à un assaut. Ce sont les dates de ces interventions qui sont indiquées sur la carte. Le 11 novembre 1918, Prosper sera en Belgique à la poursuite des Allemands qui ne menaient plus que des combats d'arrière-garde.
Citation, à l'ordre du Régiment le 31 mars 1916
Fait preuve en toutes circonstances d’une activité et d’une ardeur inlassables dans le service et l’organisation des mortiers de tranchée. S'acquitte avec la plus grande compétence et le plus entier mépris du danger des missions délicates. Le 26 mars 1916 a aidé sous les bombardements à transporter son chef de corps blessé grièvement.
8 avril 1916 – Au cours d’une prise d’armes aux abris Baudot, le lieutenant-colonel Meurs remet la Croix de guerre au sous-lieutenant Tailleur commandant le peloton des sapeurs-pionniers-bombardiers (cité à l’ordre du régiment n° 158).
Journal des marches et des opérations (J.M.O.) via Mémoire des hommes
Citation à l’ordre la Division le 11 septembre 1916
Major de tranchées d’une activité inlassable, a conduit les travaux de défense du secteur d’une façon absolument remarquable, se dépensant sans compter avec le plus grand mépris du danger. A présidé à plusieurs reprises, avec un dévouement intelligent, au sauvetage de pionniers ou de bombardiers ensevelis sous les débris ou des travaux effondrés par les bombardements.
Croix de guerre le 23 septembre 1916
Au cours de la marche du régiment, le commandant de la Giraudière remet la Croix de guerre avec étoile en argent au sous-lieutenant Tailleur avec citation à l’ordre de la Division.
J.M.O. via Mémoire des hommes
Citation à l'ordre du Régiment du 313e RI du 18 mai 1917
Officier pionnier de 1er ordre, d’un courage à toute épreuve : n'a cessé de payer de sa personne nuit et jour pendant la période du 1er au 12 mai 1917 pour l’organisation du sous-secteur, jalonnant les nouvelles tranchées sous le tir de mitrailleuses et de l’artillerie, ayant en maintes circonstances à faire faire personnellement à des patrouilles allemandes poussées jusqu'à nos tranchées.
Citation à l'ordre la Division de la 135e DI du 13 avril 1918
A fait preuve comme officier de liaison d’une bravoure exceptionnelle et d’un absolu mépris du danger, s'est dépensé sans compter pour observer et renseigner son chef et communiquer des ordres sur un plateau battu par les mitrailleuses ennemies ; ayant ensuite rejoint son bataillon a continué la lutte avec lui, faisant constamment preuve d’un courage remarquable, de volonté et d’autorité.
Citation à l'ordre de l'Armée
Chevalier de la Légion d'Honneur en date du 24 septembre 1918Le 12 août, à la nuit tombante, le bataillon atteint les sombres frondaisons du Parc de Tilloloy devenu un nid d'obus à ypérite et prend de suite le contact avec les très fortes arrière-gardes allemandes. Un hardi coup de main dirigé par le lieutenant Tailleur et le sous-lieutenant Aguettaz est d'un heureux augure pour les opérations ultérieures.
Historique du 32e bataillon de chasseurs alpins (1915-1918) via Gallica TAILLEUR (Prosper-Marie-Just), lieutenant (active) au 32e bataillon de chasseurs alpins : officier d'un courage et d'une ténacité remarquables. Le 16 août 1918, a entraîné sa compagnie à l'attaque sous un feu intense, faisant l'admiration de tous par sa superbe attitude. Debout sous le tir des mitrailleuses ennemies, a dirigé l'action de ses groupes de combat et a fait de nombreux prisonniers. A été blessé grièvement au moment où il se jetait de sa personne sur un parti ennemi. Quatre citations.
Journal officiel de la Légion d'honneur ( 16 janvier 1919 ) via Gallica
Devoir et bonheur, le paquetage de Prosper va se révéler parfait à l'usage et sa transformation est saisissante sur ces deux photos. D'un côté Prosper qui vient de recevoir ses galons et dont le nouvel uniforme se présente comme une page blanche à écrire et de l'autre, la photo de sa démobilisation où il porte l'uniforme avec fourragère d'un Corps d'élite avec décorations sur sa poitrine et sur son bras gauche les 6 brisques pour ses trois années et demie dans la zone des armées.
Ces hauts faits, connus de ses contemporains, l'accompagneront dans toute sa vie publique, comme ici en 1959 :
Des qualités de chef et le mépris complet du danger dont vous avez fait preuve pendant toute la campagne ainsi que le prouvent amplement une blessure et cinq citations plus élogieuses les unes que les autres qui vous furent attribuées dont la dernière, à l’ordre de l’armée, accompagnait la Légion d’Honneur qui vous fut remise sur le front des troupes en septembre 1918.
Même avec le recul du temps ce sont là des titres exceptionnels qui comptent.
Discours à l'occasion de son départ à la retraite
Prosper était bien conscient du prestige ainsi acquis et dès 1920 il pouvait expliquer à Thérèse l'aplomb qu'il pourrait en tirer : depuis la guerre, il m'est impossible d’avoir le trac devant un supérieur[…] J'ai tellement vu au front des chefs avoir la grande frousse
.
Il en fera un long usage que nous pouvons développer à partir de sa demande de rosette
.
Le cadre général ainsi situé, nous pouvons désormais regarder le détail de son exceptionnel parcours.
Après son baccalauréat, Prosper élève moyen issu d'une famille modeste ne peut envisager de longues études. Vivant dans un milieu fonctionnaire, ses amis s'orientent naturellement vers les concours de l'administration
et l'un de ses professeurs lui recommande la position de surnuméraire
. Prosper va présenter à l'automne 1913 le concours des contributions directes où il va être reçu.
Carrière dans les contributions directes
L'administration des contributions directes recouvre au nom de l'Etat les quatre vieilles – contributions foncière, personnelle et mobilière, de la patente, des portes et fenêtres – instituées sous la Révolution, quelques autres comme les amendes et à partir de 1913, l'impôt sur le revenu.
En première ligne face à la population, les percepteurs effectuent sur le terrain des vérifications laborieuses et naturellement très impopulaires.
D'abord confié à des notables locaux, en ce début de xxe siècle l'état recrute désormais des personnels d'une bonne technicité et géographiquement mobile ; ceux-ci sont sélectionnés lors d'un concours national qui ouvre sur une période de formation de deux années, le surnumérariat.
Cet ensemble éloigne bien évidemment les candidats issus des catégories sociales supérieures ou moyennes.
Jean Le Bihan (2011), L’exemple des percepteurs des contributions directes via OpenEdition Journals
En mai 1914, Prosper déménage donc à Montpellier où il s'installe dans une chambre louée à l'habitant. Mais cette chambre n'est meublée que d'une table, une chaise et un lit, ses affaires restent dans sa malle, l'on ne sait comment il faisait sa toilette et il devait aller au restaurant pour se nourrir. La maigre pension versée par ses parents suffisait à peine et Prosper devait économiser sur tout pour finir chaque mois et ne pas trop endurer les reproches de Thérèse qui trouve que tu nous demandes beaucoup d’argent
.
Pour occuper ses journées, point de vie étudiante à partager avec des jeunes de son âge, mais la vie d'un fonctionnaire préposé à tenir des registres, passer des écritures, vérifier des déclarations tout en appliquant une réglementation complexe, encadrée par des textes parfois imprécis, nécessitant souvent des interprétations.
Le tout entrecoupé de déplacements sur le terrain, nouvelles sources de dépenses, de séjours dans des chambres emplies de vermine ce qui oblige Prosper à se préserver en s'habillant de son imperméable
et tout cela, pour se retrouver au matin à faire des vérifications au domicile même des contribuables ce que Prosper n'aime pas bien faire.
Les perspectives à venir ne sont pas plus souriantes. A l'automne 14, Prosper devra laisser momentanément Montpellier pour aller effectuer trois années de service militaire avant de pouvoir revenir et prétendre terminer sa formation.
L'été 14 offre à Prosper une possibilité d'évasion qu'il était même prêt à devancer : Je ne puis pas m'engager, je viens de l’apprendre ce matin au recrutement. Les conscrits de la classe 14 doivent attendre qu'on les appelle. Quel dommage !
Le plan bien construit dans sa tête dont il détaille les deux axes principaux : Il n'y a plus que la France à sauver et tout le monde ne connaît que le devoir. Que c'est beau cette mobilisation, cette fièvre de tous les hommes à l’appel des chefs.
Le premier est à destination de Thérèse, le second où il exprime les motivations d'un garçon de vingt ans.
Jeune et enthousiaste, il n'est pas naïf pourtant et il s'il voit bien l'aventure, il en voit aussi parfaitement les conséquences : Ah, maudits Prussien qu'il me tarde d’avoir un fusil. Dieu nous donnera du courage à tous, à vous pour supporter ces peines, à moi pour faire mon devoir.
Seulement, il distingue bien l'impact pour ses parents de son éventuelle disparition et pour lui le sens qu'il aura donné à sa vie et ce qu'il en aura fait.
Le 24 décembre, à l'issue de ses classes il a découvert la vie militaire et les récits de combats qui arrivent depuis l'été sont terrifiants, mais pourtant rien n'a changé dans sa détermination ni dans les deux axes de sa communication : En ce moment si Dieu ne m'a pas pris la vie, je m'acharnerai à vous combler de joie, s'il en est autrement, si j'ai le sort de nombreux français qui tombent là-bas, qu'importe, je serai allé à mon devoir et le souvenir du bleu de 14 mort à la tête de sa section vous consolera.
Prosper donc va être incorporé en octobre 14 à Montargis où il va suivre une formation pour devenir officier. Pour Prosper, la vie devient un jeu, un grand jeu scout dans la nature, Prosper est, pour la première fois depuis des années, heureux, laissons-le raconter, il le fait très bien :
Le soir du service de campagne, j'étais patrouilleur. Je devais surveiller tout un creux pendant que la troupe qui m'avait détaché circulait sur la gauche. C'est drôle d’être patrouilleur. Le métier n'est pas simple, surtout si le secteur que l’on doit surveiller est étendu.
Il pleuvait, j'étais couché derrière un tas de tiges d’asperges très haut. Ma place était charmante avec un ennemi devant moi, je n'avais rien à craindre des balles, elles n'auraient pas traversé mon abri. J'avais mis mon fusil sous moi pour l’empêcher de mouiller et j'attendais.
Pour me distraire, je supposais des Boches partout et je m'appliquais à imaginer un mouvement pour les déjouer ou bien sortant mon fusil de son abri. Je descendais en imagination une multitude d’ennemis.
Mais j'étais trop bien, l’ordre m'est donné de me porter en avant malgré les récriminations d’un jardinier dont je viole la neutralité ; je m'infiltre en avant tantôt entre deux rangées de vigne ou d’asperges tantôt le dos courbé au pas de gymnastique en terrain découvert. Bien mouillés, nous rentrons en chantant une chanson de marche.
Mi-décembre, il est bien conscient de la réussite de son évasion : Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que j'avais eu le pressentiment qu'il y avait des galons très nombreux à décrocher et je m'étais juré d’en avoir, ou pour employer l’expression de la caserne, de me sortir de là
.
Ce qu'il précise encore un peu plus loin : Il me semble que je suis étudiant quand je ferme les yeux. Je me crois à Montpellier. Mais vite, je vois sur la table mon képi rouge puis sur ma chaise mes galons rouges qui vont devenir d’argent, puis d’or dans peu de temps. Pourvu que le métier militaire avec ses rudesses et ses joies ne m'empoigne pas
.
Fin décembre 1915, il termine sa formation à Montargis et reçois ses galons d’argent d’aspirant.
Prosper termine son stage d'officier et rejoint le 313e régiment d'infanterie en Argonne.
Régiment de réservistes voué aux tâches obscures, ces hommes alternent de longues périodes en ligne avec des temps de repos tout juste en arrière. Le plus souvent à l'écart des secteurs où se mènent les combats les plus durs, ils sont néanmoins longtemps dans les tranchées à supporter les obus de tous calibres et à creuser dans toutes les situations et dans toutes les directions.
Le 313e régiment d'infanterie comme c'était alors l'habitude était le régiment de réserve du 113e régiment d'infanterie.
Le 113e, régiment d'active est composé des hommes (21 à 23 ans) pendant leur service militaire, le 313e régiment de réserve est constitué seulement en temps de guerre avec les hommes (24 à 34 ans) qui ont déjà terminé leur service au 113e.
Ce régiment sera dissout en novembre 1917 lorsque l'armée française sera à court d'effectifs.
Continuons à laisser Prosper raconter.
Voici la prise d’arme qui marque la fin de ses classes le 2 janvier à Montargis : Présentez armes… ouvrez le ban : vu la décision d’aujourd’hui, le caporal EOR Tailleur est promu au grade d’aspirant. Fermez le ban, reposez armes
, promotion qu'il va savourer un moment : depuis quatre jours je suis aspirant, je commence à peine à me faire à ce changement fantastique
.
A cette époque, dans les dépôts à l’arrière on menait encore la vie de caserne le temps de constituer les unités avant de les déplacer vers le front. Prosper, comme tous les conscrits, découvre l'humanité :
Dans cette caserne matin et soir les bleus usent des souliers à faire demi-tour ou de l’exercice en rangs serrés.
Pauvres petits bleus. Ils sont ici plus petits encore qu'à Montargis, la moyenne est mauvaise, le recrutement encore plus mauvais, la Sarthe, la Mayenne et le Morbihan nous ont envoyé leurs dignes habitants. Je ne me plains pas des Bretons, ce sont des têtes de fer. Mais une fois dressés ce sont de très bons soldats. Je réussissais bien avec ceux de Montargis. Je les tutoyais pour leur donner confiance et ils me préféraient déjà aux autres gradés, pourtant j'étais très dur avec eux.
Malheureusement, il y a des conscrits de la Sarthe et de la Mayenne. Cette phrase : la cour d’assise de la Sarthe… vous est sans doute restée à l’esprit pour l’avoir trop souvent, hélas, lue dans les journaux.
C'est le département où il se consomme le plus d’alcool. Il faut voir quels sont les effets de ce poison sur l’hérédité, c'est effrayant. Des visages stupides au profil de singe. Ils donnent raison à ceux qui prétendent que nous descendons de ce quadrupède. Il y a cinq ou six de ces tristes individus (il y en a une vingtaine de la Sarthe) à qui l’on ne sait que dire pour se faire comprendre.
Je me suis surpris à causer par gestes à l’un deux.
Humanité qu'il regarde avec bienveillance :
Aujourd’hui nous les avons divisés en trois groupes, les bons, les moyens et les nuls. J'ai demandé à m'occuper spécialement des nuls. Je veux les dérouiller et j'y arriverai. Ils sont au nombre de 37, tous plus bêtes les uns que les autres.
Je ne sais trop comment je vais faire, je ne les connais pas encore assez.
Je ne serais pas sévère pour les raisons suivantes : ce sont pour la plupart des paysans bornés n'ayant pas dépassé la lisière de leurs champs que pour venir au régiment. Ils ne savent rien, beaucoup (10) ne savent ni lire ni écrire.
Depuis qu'ils sont au régiment, ils ont été bousculés soit par leurs camarades plus intelligents soit par les gradés car à l’exercice ce sont eux qui commettent les fautes et provoquent la confusion.
Puis, à la mi-janvier, c'est le départ :
Soyez contents et fiers chers parents, votre fils est appelé à faire son devoir là-bas où mes parents et mes amis et ceux de mon âge sont déjà. C'est demain que je m'embarque à destination du 313e, le régiment de réserve du 113e. Je serais nommé sous-lieutenant là-bas. Mais je crois deviner des larmes dans vos yeux, vite séchez-les, vous ne devez pas vous chagriner.
Je pars si fier. Sous-lieutenant là-bas, quel honneur, commander des Français victorieux depuis la mi-septembre. Je vais, je crois à Boureuilles dans l’Argonne, au nord-est de Sainte-Menehould, ou pour être plus précis à 25 km au nord de Clermont-en-Argonne.
Un pays boisé comme Prats. Ce sont ces régions que je préfère le mieux pour manœuvrer.Je vais au régiment de réserve ce qui fait dire aux officiers de ma compagnie que j'ai de la veine. Ainsi voici déjà un gros motif pour vous rassurer.
Occasion d’organiser la communication avec l’arrière :
Je vous écrirai le plus souvent possible, seulement ne comptez pas sur un service régulier, j'écrirai toutes les fois que j'aurai du temps.
Je vais mettre lorsque ce sera possible le nom du pays. Si c'est impossible, voilà comment je ferai pour écrire Boureuilles par exemple. Au commencement de ma lettre, en commençant par la première ligne, je marquerai d’un point le premier b que je rencontrerai, c'est la première lettre du mot à former puis à la suite du b marqué le premier o puis le premier u. Voyez le commencement de la lettre Boureuilles est marqué. Un petit trait en face de la ligne portant la dernière lettre marquée, un disque la fin du mot. Ensuite, je puis marquer la région ainsi j'ai pointé ensuite Argonne.
Lorsque les points qui seront plus petits seront trop nombreux sur la même ligne, je pourrais en sauter mais toujours les lettres seront dans l’ordre, il faudra suivre ligne par ligne et relever les lettres marquées. Voilà un bon petit truc.
Si je suis prisonnier, il faudra toujours chauffer mes lettres car en trempant la plume dans un oignon on peut obtenir une écriture invisible qui ressort à la chaleur.
Comme le service de la correspondance est mal fait, et que je puis très bien être fait prisonnier, il ne faudra pas vous désespérer à aucun moment, les hasards sont si grands.
Dès le 3 février, les choses sérieuses commencent :
Que je vous raconte un peu ces jours-ci, si vivants pendant lesquels on vit plus vite et où chaque minute m'a apporté des sensations nouvelles pour moi.L’ordre est donné, nous allons en avant, nous rejoignons à pied en deux jours. Nous contournons à la limite extrême de la zone dangereuse. C'est celle où il tombe des marmites. Puis en avant. C'est drôle dans la nuit, cette initiation à la musique du champ de bataille.
Une marche en silence, le bruit du canon augmente progressivement.
On ne distingue pas au début les arrières des départs, c’est-à-dire les coups que nous envoyons et ceux que nous recevons. Ce sont des bonnes bourres continuelles puis c'est plus net. Mon oreille est faite en partie. Il y a quatre bruits à distinguer lorsqu'on est un peu en arrière (à 300 m maintenant) des premières lignes. Les bruits s'accouplent deux par deux, ainsi lorsque vous entendez très près une explosion très forte suivie d’un sifflement, ce n'est rien. Après le troisième coup, je le savais et saluais ces départs d’un « dégustez » car c'est une marmite par nous expédiée à ces messieurs de l’autre côté. Cela fait boum !!! Zim … Mais lorsque c'est l’inverse et qu'on entend un Zim d’abord et Boum ensuite, c'est le moment de faire le gros dos avec souplesse, c'est une arrivée d’une marmite de choucroute. Le Boum Zim et le Zim Boum font une musique continuelle. Ce sont les grosses voix de l’orchestre. Il y a avec cela les fusils et les balles.
Je les ai entendues siffler les balles. Je m'étais imaginé cela comme c'est en réalité. On s'y fait très vite. Et les balles ne font d’impression que lorsqu'on entend siffler les premières. Ainsi les territoriaux qui sont arrivés avec moi et sur qui j'étudiais comme sur moi l’impression produite n'ont rien eu. Les anciens rient en disant volez oiseaux ! Le bleu dès cet instant est initié : c'est une balle. A la suivante, il rentre la tête parfaitement dans les épaules, aux suivantes, il dit aussi Volez oiseaux. Le bruit est en effet un bruit d’ailes avec un petit cri comme cela frou frou zi zi.
Deux compagnies dont la mienne étaient en réserve. Nous recevions des balles et des obus, les obus sur la crête devant nous.
Ils cherchaient les batteries d’artillerie qui farcissent les bois un peu partout.
Il n'y a eu qu'un blessé, une écorchure par une balle.
Malgré ces oiseaux qui voletaient, tout le monde circulait à son aise, on allait voir les amis ou ses hommes de cagnas en cagnas. Une cagna, c'est une cahute à demi enfoncée sous terre où l’on s'abrite. C'est aussi appelé cagibis, un gourbi (par moi), une guitoune, etc. etc.
Une là-dedans comme l’on peut nous pouvions y faire du feu avec des cheminées creusées dans la terre. Il y avait un feu de paille et surtout beaucoup de fumée.
Un peu la vie des esquimaux, on y dort malgré tous les bruits. Le canon de 75 qui crache avec un bruit qui nous arrache les oreilles nous pète toute la nuit aux oreilles mais on ronflait quand même. C'est drôle cette vie.
Et les jours succèdent aux jours :
Treize jours que je suis sur le front. Le temps passe relativement vite. On n'a que le temps de vivre, on vit vite. Ceux qui restent doivent souffrir plus que nous moralement. Il ne faut vous faire de mauvais sang. On brule beaucoup de poudre et l’on envoie beaucoup de balles et d’obus, mais peu de coups portent. J'ai entendu siffler des balles et des marmites à mes oreilles et je n'ai rien. On entend arriver les obus et on les évite en s'aplatissant prestement sur le sol.
J'ai assisté à des reconnaissances d’avions Boches et Français. Un entre autres allait se faire saluer tous les matins par les obus boches. Avec une hardiesse folle, il se faisait bombarder intentionnellement, s'approchant pour reconnaître les batteries. Les shrapnels éclataient tout autour, deux fois juste au-dessus de nous et les débris tombaient autour de nous, mais nous avions tous le nez en l’air.
Que je vous dise aussi que nous avons eu trois prisonniers de fait. Trois Boches qui s'étaient rendus. Il fallait voir leur joie d’avoir réussi et d’être sains et sauf. Le bruit du canon au loin leur faisait faire des gambades.
Le repos consiste à quitter la première ligne pour, soit se replier sur une seconde ligne moins soumise à la canonnade soit à quelques kilomètres en arrière où l’on bénéficie d’une relative tranquillité :
Nous jouissons de notre repos avec une joie sans égale. Pensez-donc, plus de bruit, plus de coups de fusil, d’explosions de marmite, de sifflements d’obus, de miaulement de balles ricochant, plus de lueurs fulgurantes la nuit, au contraire, un bon lit, une table avec des mets chauds, des assiettes, des chaises, de l’eau à discrétion pour se laver, le temps pour écrire, pour etc. etc.
J'ai habité pendant trois jours sur six là-bas une baraque de 2m sur 3m. Il fallait descendre à 1m sous la surface du sol. Un toit en branches et troncs de sapin avec des feuilles de sapin pour masquer la guitoune aux aéros.
Je vivais là avec mes deux sergents de section. Deux vieux de la guerre, six mois de guerre pour l’un et quatre pour l’autre. Comme société et conversation par grand-chose, l’un est maçon et l’autre emballeur. Au demeurant de bons garçons. Le maçon est un géant, courageux lorsqu'il le faut ; l’autre frêle et moins hardi, semble ne pouvoir résister à une seule de nos journées et pourtant il est là depuis le début.
Les journées ont vite passées. Je me suis occupé le plus que j'ai pu pour tuer le temps, causant avec mes hommes, lisant tous les papiers me tombant sous la main, allant voir dans leurs guitounes les autres chefs de section, causant de tout, de la guerre, des marmites qui viennent de tomber, des coups durs qu'il faudrait donner.
Je me porte très bien, pas de fatigue. Cette nuit je vais avoir un matelas dans une chambre.
Et la routine commence, les périodes s'enchainent, entre dix jours et trois semaines en ligne suivie d'une période équivalente de repos
Nous sommes toujours sur la brèche, peut être lundi nous irons au repos.
La vie est la même dans les tranchées. Le soldat est gai. Un rien nous amuse. Nous sommes comme des moucherons qui les soirs d’été tourbillonnent dans l’air. L’hirondelle passe… !
Mais les feux reprennent. Chez nous soldats les deux minutes s'oublient presque aussi vite.
Prosper ne s'étend pas sur ce feu qui bien évidemment fait des morts et des blessés.
Le repos, c'est quelques km en arrière des lignes, ce n'est pas très dépaysant mais au moins, le canon ne se fait plus entendre :
Voilà la seconde fois que je viens aux Islettes. Rien de neuf ici, du monde ; des soldats surtout mais il y a aussi des civils, des enfants, des femmes.
J'adore voir des enfants. Les petits, ce sont les plus gentils, on cause avec eux… du gros chien, de la brouette, des pâtés, c'est peu et c'est beaucoup car avec ces bambins on peut dire plus de dix mots sans parler de la guerre.
Ce qu'il est impossible de faire avec les grandes personnes. Tout le monde vous pleure dans le gilet : « Mon Dieu quand cela finira-t-il, que c'est dur ! » où bien « Que nous souffrions, voyez, il y a des soldats partout ! »
Mais mille bonsoirs qu'ils aillent donc dans les tranchées recevoir les obus et faire le gros dos. Nous venons ici pour être gai pendant dix jours et pour ne pas causer marmite.
Nous n'avons d’elle que ces quelques photos conservées par Prosper, ce n'était pas un temps où les rencontres pouvaient se traduire en autre chose qu'une après-midi de balade.
Prosper a retrouvé un court moment la vie civile et le retour au front est naturellement pénible.
Pauvre petits oiseaux qu'un plaisir rend joyeux. Nous sommes revenus du noir plein le cœur. Je me croyais fort. Je me voyais en guerrier dur, détaché des choses de l’arrière.
Hélas, l’avant-gout du bien-être qu'offre l’arrière et que nous avons entrevu à Sainte-Menehould nous a donné le cafard. A l’hôtel à table d’hôte, dans la rue, dans les magasins, dans les cafés, nous avons vu des choses que mes mois de tranchées nous avaient fait oublier. Que j'ai souffert. Qu'est-ce que nous sommes faits pour vivre dans la terre, dans les plus sales coins. Qu'on nous laisse, nous pauvres fantassins dans nos livres. J'avais raison de demander à rester en tranchée.
On ne voit que soit ses hommes qu'on aime et la nature que Dieu nous donne dure ou douce.
Pourquoi voir ces armes favorisées, la cavalerie, l’artillerie, les hommes des services auxiliaires vivre une paisible existence à l’abri de nos pointes d’acier et de nos fusils.
Je me révolte, pardon, il fallait que je crie cela. Oublions-le maintenant, vite remontons là-haut. Je ne voudrais en sortir qu'avec la peau de ce maudit Boche. Ecrivez-moi longuement.
La vie de Prosper n'est pas faite que de tranchées, de bombardements et de combats.
Heureusement Prosper dispose d'un bon moyen pour tout oublier : Je dévore. Je suis constamment en train de manger. Le matin, café, pain grillé, chocolat, à 10 h repas complet, à 2 h nouveau resouper, à 6 h autre repas important, enfin la nuit entre les heures de quart, thé, pain grillé, chocolat. Je ne suis pas à plaindre.
Certes la vie en plein air favorise l'appétit pour les mets consistants, mais nos poilus ont gardé de leur adolescence le gout des friandises :
J'ai gouté ce matin à mon petit déjeuner au boudin blanc que contenait le colis. Il est très bon, je l’aime ici. Seulement quand vous aurez du saucisson, ne m'oubliez pas.
Nous sommes tous gourmands comme de mauvais garnements. Lorsque que l’un de nous (sous-officiers) reçoit un colis, il en donne à ses amis aussi nous avons toujours quelque friandise à croquer.
Ne m'envoyez plus de chocolat Poulain, je ne peux plus le souffrir. Remplacez-le par du Menier ou du Potin. Faites-moi faire des petits colis de douceurs par Potin. Je vous renverrai à chaque coup le montant du colis. Qu'on y mettre du chocolat au lait, des confitures, des fruits confits, des colis de 10 à 15 Fr.
Ils savent aussi créer au quotidien de petits moments conviviaux :
Hier un sergent qui resté au train de munition a eu l’excellente idée de me faire parvenir par le caporal d’ordinaire des conserves et du beurre de chocolat. Quelle aubaine, j'allais pouvoir économiser mes Potineries. Il y avait une grande boite de petit-pois, ce fut un régal, des légumes !! On les fit sauter au beurre. Avec cela, des sardines à l’adjudant, du pâté au sergent, des figues et des gâteaux de l’adjudant et du fromage au sergent complètent le menu.
Nous partageons les provisions en bon frères d’armes.
Voire, entre officiers, dès qu'un motif si prête pour peu que l'on dispose des ressources nécessaires : Hier, une bonne surprise, un colis de tante d’Onzain avec un délicieux gâteaux que nous avons mangé à la table du colonel avec le champagne versé en l’honneur de sa cinquième ficelle.
En second lieu, le réconfort vient du courrier avec ces lettres quasi quotidiennes qui étaient échangées avec les familles et que j'ai déjà évoqué.
En troisième lieu un important flux logistique a été mis en place pour permettre d’échanger d'innombrable colis . Le flux en était si important que Prosper remarquera même : je crois qu'avec tous ces envois, je vais pouvoir ouvrir un magasin de primeur dans les tranchées.
La Poste aux armées
Chaque jour d’octobre 1914, ce sont 600 000 lettres et 40 000 paquets qui vont vers le front.
Ce lien est vite reconnu indispensable mais reste relativement onéreux ce qui va être corrigé par la Loi du 22 juin 1915 qui établit la gratuité intégrale des colis/paquets pour les soldats de la zone des combats.
Le traffic est alors multiplié par 6 et ce sont 4 millions de lettres ordinaires, 150 000 paquets, 70 000 journaux et 15 000 mandats-cartes et mandats télégraphiques qui transitent chaque jour en passant à Paris de la Poste civile à la Poste militaire.
La poste pendant la première guerre mondiale
Ces colis proviennent de Thérèse bien sûr mais aussi de Louise Coderch depuis Onzain et encore de Mme Moy ou de Mme Gillet qui expédiaient à Prosper des fruits depuis l’Algérie, voire enfin d’une certaine Juliette que je n'ai pas identifiée mais qui avait, depuis Prats, des attentions pour Prosper.
Ces colis proviennent aussi des grandes enseignes de la vente par correspondance de l'époque, à savoir le Félix Potin déjà évoqué pour la nourriture et le Bon Marché . qui pourra fournir soit des petit complément comme trois paires de bonnes chaussettes et deux caleçons blancs longs à cause de mes bottes
soit comme ici un uniforme complet réalisé suivant les spécifications très précises de Prosper :
Création de Félix Potin
En 1844, un jeune homme de 24 ans ouvre une petite épicerie dans une rue commerçante du 9e arrondissement de Paris ; il s'appelle Félix Potin. A la veille de la guerre de 14, la société Félix Potin peut s'enorgueillir à juste titre d’être la maison d’alimentation la plus importante du monde proposant les articles les meilleurs et les moins chers.
Dès sa création, la maison s'applique à obtenir un rapport qualité-prix sans précédent. Ayant inventé, en quelque sorte, le contrat de confiance, Félix Potin va aussi créer la marque de distributeur. En effet, son dessein est une intégration totale afin d’obtenir un rapport qualité-prix sans précédent. La maison s'applique à devenir à la fois son propre fabricant, son seul entrepositaire et, pour certaines matières premières, son unique fournisseur, tout en développant un immense réseau de distribution.
Si bien qu'au début du siècle la société Félix Potin peut s'enorgueillir à juste titre d’être la maison d’alimentation la plus importante du monde proposant les articles les meilleurs et les moins chers.
Cette énorme production s'écoule au travers d’un circuit de distribution, lui aussi très novateur, mis en place par Félix Potin. Entre 1899 et 1910, cinq immeubles viennent accroître le nombre des succursales, dont trois en banlieue. Le magasin ouvert rue de Rennes en 1904 se distingue par son architecture, pur produit de l’Art nouveau. Dès avant 1914, les grandes épiceries Potin sont littéralement des supermarchés.
Cette infrastructure parisienne se complète d’un service de livraison mis en place dès 1870 dont le catalogue, au début du siècle, compte environ 2 000 articles de toute sorte.
Un innovateur nomme Félix Potin, Jean-Philippe Camborde
Création du Bon Marché
En 1852 les frères Videau s'associent en avec Aristide et Marguerite Boucicaut pour développer un concept nouveau pour un magasin avec un vaste assortiment large et profond, des prix fixés à faible marge et indiqués sur une étiquette, un accès direct, le principe du satisfait ou remboursé et une mise en scène de la marchandise dans un espace de vente : ce type de magasin ne vend plus simplement des marchandises mais le désir d’acheter lui-même.
Ils développent à côté de cela un service de livraison à domicile et de vente par correspondance qui s'appuie sur des catalogues expédiés dans le monde entier.
Source Wikipedia
Des souliers en vache à tiges un peu hautes à semelles épaisses et débordantes à languette à soufflet fermant complètement la chaussure qui n'a plus que l’ouverture du haut. Comme fermeture, des lacets avec œillets ou crochets. Vous connaissez ma pointure, 40 comme ce sont des souliers de marche il faudrait 41. Je vous envoie mon empreinte prise avec une paire de chaussettes fortes.
La chaussure est de toute importance pour le pioupiou.
Comme culotte, j'ai ce qu'il me faut. La bleue du Bon Marché est une en drap d’uniforme anglais que je viens de m'acheter à Sainte Menehould. Comme capote, j'ai ce qu'il me faut, ma vielle fera encore un hiver.
Ma vareuse surtout est abimée. Je la porte depuis le début toujours sur moi. Elle a tenu merveilleusement puisqu'elle n'est même pas trouée mais seulement râpée. Je vous envoie mes mesures pour que vous m'en commandiez une au Bon Marché en même drap que la culotte.
Je veux la vareuse à col droit, sans écusson jaune au col avec seulement les numéros 313 brodés or, pas de… aux manches, quatre poches, celles du haut avec un pli creux au centre comme un soufflet, celles du bas à soufflet tout autour (genre anglais), une ceinture sur tout le tour de la taille (deux poches à l’intérieur aux boutons). Dans le dos, un pli creux depuis le doc jusqu'à la ceinture, sur le devant les boutons masqués dans un pli. Des galons de sous-lieutenant sur le dessous de la manche.
Dites tout cela au Bon Marché. J'ai ce qu'il me faut comme linge de corps-chaussettes, etc.
Envoyez-moi une paire de gants forts pour le cheval couleur havane à un bouton, 8 comme dimension.
Devenu dépendant, il peut arriver à Prosper de se plaindre : J'attends mes culottes, que le Bon Marché est lent !
avant d’être finalement satisfait : Le Bon Marché m'a envoyé deux culottes qui me vont très bien, deux tricots justes comme je voulais. Avec cela, deux cravates et un bonnet de police. Ce dernier m'est trop petit. Je le changerai en passant à Paris lors de ma permission.
Cette visite sera cependant une déception, depuis sa tranchée Prosper l'avait peut-être un peu trop idéalisé : Je suis allé au Bon Marché choisir un chapeau pour papa. Le Bon Marché n'est qu'un vulgaire bazar. Je n'ai pas pu trouver dans les prix que vous m'aviez indiqué. A large bord il n'y en avait que d’un prix de 4 fr 50. Les autres chapeaux ou plutôt l’autre car il n'y en avait qu'un en feutre souple à 3 fr 90 avec des bords tous petits, il ne pouvait convenir. Celui que je vous envoie est de bonne qualité. Je l’ai pris noir parce que les autres de couleur étaient trop clairs. Ce n'est qu'un bazar que le Bon Marché.
La tradition familiale donne Prosper pour avoir été très coquet toute sa vie, c'était même déjà vérifié à cette époque : Il me faudrait aussi un pantalon d’uniforme en drap de troupe tricolore pour officier. C'est un pantalon de cheval que je veux, je le mettrais aux cantonnements et au repos. Pour la tranchée, il me faudrait un pantalon en forte toile kaki foncé de la même forme. Commandez-moi aussi un bonnet de police pour sous-lieutenant du même drap que le pantalon. On trouve cela à la Belle Jardinière. Envoyez moi deux cravates comme celles que tu m'as faites petite maman
Autre réconfort pour Prosper si au début il en est encore réduit à demander l’aide de ses parents : je suis épouvanté et peiné de toutes ces demandes d’argent que je vous fais, mais dès ma nomination au grade de sous-lieutenant, je vous rembourserai
, il va connaître l’indépendance financière et même envoyer tous les mois une partie de ses revenus à Prats : je vous envoie par le même courrier un mandat de 500 Fr. (je garde 100 Fr. pour mon voyage possible à Prats) représentant une partie de ma solde de sous-lieutenant et de mon d’indemnité d’équipement et d’entrée en campagne. Je vous confie mes premières économies, faites-en ce que bon vous semblera
Ce qui lui permettra finalement de solder son compte et de préparer l’avenir : Je vous enverrai 600 Fr. dans ma prochaine lettre. C'est pour vous payer mes dettes et faire des économies.
Pendant ses temps de repos, Prosper jouit d’une certaine liberté qu'il met à profit pour aller se promener : Sainte-Menehould ne me produit pas le même effet que l’autre fois. C'est une petite ville très agitée à cause de la guerre mais c'est tout. Je m'en vais reprendre la route ; si le soleil est tombé il va faire moins chaud que pour l’aller. J'ai une bicyclette. J'ai failli avoir le cheval de la compagnie. Demain je l’aurai pour aller faire un tour dans le bois.
Ce qui permet à Prosper de se découvrir une passion : Je fais du cheval, j'en raffole. Je monte sur n'importe quoi, tout m'est bon pourvu que ce soit un cheval. Je monte de mieux en mieux ce qui me le fait dire c'est que je ne blesse pas ni ne fatigue pas.
Et il va même finir par y exceller et en parler ainsi en octobre 1918 :
Je fais beaucoup de cheval. Le pays où nous cantonnons est un pays de grande culture aux champs immenses et peu ondulés.
C'est un plaisir de partir d’un bout de la plaine et de courir à l’autre bout au petit galop.
Ma plus grande distraction consiste à forcer avec mon cheval qui va très bien les perdreaux et les lièvres. Je n'ai pas pu en attraper malgré tout quoique je réussisse à les serrer de très près.
En juillet 1915, les Allemands lancent une grande offensive en Argonne. Prosper l'évoque sans s'étendre : Je suis encore en ligne, ça fait dix jours. Tout cela à cause de l’activité que montrent les Boches en Argonne à notre gauche. Juste dans le secteur que nous occupions il y a un mois. Dans l’ensemble, l’allure des événements n'est pas mauvaise
.
Puis encore dans ce style lapidaire qui indique que Prosper est en train d’écrire depuis le fond d’un abri : On se cogne à notre gauche, mais les Boches prennent la pilule
.
Et à nouveau : Un petit mot comme toujours, rien de neuf quoiqu'en dise les journaux. Je suis au demi-repos depuis hier soir.
Prosper est fatigué et Thérèse ne l’aide pas : J'ai reçu votre lettre du 18. J'étais sûr que cette stupide annonce du Journal vous épouvanterai. Je ne sais pourquoi le communiqué a parlé d’une attaque imaginaire sur Boureuilles. Ça a chauffé bien près à notre gauche, à 1 200 m nous avons eu des obus, mais un point c'est tout.
Début août, cela fait six mois que Prosper est en Argonne, l'offensive allemande a été dure et l’usure se fait sentir.
Je voudrais être aviateur. Je veux profiter de cette guerre pour gouter ces sensations toutes nouvelles et de notre époque. Il y a des officiers de mon régiment qui sont passés dans l’aviation. Je veux les imiter. Voilà six mois que je suis fantassin, que je fais la guerre de troupe. Je veux maintenant faire la guerre aux taubes en plein ciel.
Je vous vois poussant de haut cris, ce n'est pas nécessaire. Je vais risquer peut-être plus, c'est vrai et encore ce n'est pas très sûr mais au moins j'aurais la belle mort, en plein ciel, tout près de Dieu.
Voilà six mois que je suis dans la boue, que mes hommes meurent dans cette Argonne humide. Je suis du pays du soleil malgré moi. Il me faut le brillant exploit qui paraisse aux yeux de tous.
Ecoutez-moi chers parents, vous ne savez pas combien je serai heureux de survoler ces maudits boches.
Ecrivez à Mme Baudef et demandez-lui si M. de Laleine qui est dans un état-major ne peut me faire accepter dans les services aéronautiques comme pilote ou mieux comme passager mitrailleur car ce sera plus rapide comme instruction et que je rejoindrai plus vite mon poste sur le front. Je compte absolument sur vous chers parents.
Prosper avait des qualités qui ne pouvaient passer inaperçues et quand il s'est agi de regrouper dans un même peloton l’artillerie de tranchée à la disposition du bataillon, c'est naturellement à Prosper que l’on en a confié la direction :
J'ai une nouvelle à vous amuser. Je suis maintenant sapeur-grenadier-bombardier. En réalité, je commande le peloton de sapeurs du 313e qui comprend des sapeurs, des grenadiers et des bombardiers. Je vais quitter la 24e pour passer à l’Etat-major du 313e, je vais suivre le colonel. J'habiterai à son quartier général et peut être je mangerai à sa table.
C'est parfait. Je n'ai rien demandé de tout cela, j'ai été désigné avant-hier. Pour mon service, je dirigerai les travaux de mes sapeurs partout où cela sera nécessaire et je surveillerai mes batteries de mortiers. En résumé, un travail intéressant, une grande indépendance puisque je serai sous les ordres direct du colonel et plus de bienêtre.
Et encore :
Avant-hier je vous annonçais mes titres et qualités. Sous-lieutenant, sapeur, pionner, bombardier, grenadier. J'ai un titre de plus : attention… ! je suis…! major de tranchée du 313e, un titre énorme et ronflant. Décidément, c'est une bonne place que celle que j'ai, intéressante au possible, du travail un peu partout dans tous les coins du secteur. Je me promène toute la sainte journée accompagnée de mon agent de liaison que je nomme pompeusement pour m'annoncer mon caporal d’ordonnance. C'est bien la moindre des choses.
Les généraux ont bien des officiers du même genre. Je m'amuse comme un petit fou.
Hier, j'ai bombardé les Boches dans des coins où l’on ne va pas sans la chair de poule. Mes bombardiers tirent de la tranchée des soutiers, je me place en observation dans un petit poste. Figurez-vous un boyau où l’on va à quatre pattes, l’on parle bas et où l’on entend le Boche remuer et causer, ensuite, je m'en retourne dans mon palais auprès du colonel, un bon souper, une bonne nuit dans une solide cabane à l’abri des obus. C'est une charmante vie.
Et le temps de passer alors très vite : J'ai de plus en plus de travail par le fait que j'ai des travailleurs à droite, à gauche dans divers points. Je circule, je cours, cela me plait énormément. J'ai trente mille choses en tête. Jamais je ne me suis tant remué.
En décembre, au retour de permission, Prosper n'a rien perdu de son enthousiasme, mais autour de lui, les hommes sont fatigués : Je ne trouve plus à commander des hommes qui n'ont aucune énergie morale, le plaisir que je trouvais autrefois. Hélas l’esprit a changé on ne peut plus les entraîner, j'en ai fait la triste expérience. Dans le service journalier du front, on a beau se dépenser, se tuer de fatigue, on se heurte à une masse inerte qui ne veut plus rien savoir.
Et à nouveau Prosper voudra devenir aviateur.
Et reprennent les disputes avec Thérèse :
Faites-vous à cette pensée. L’aviation c'est la guerre, la guerre, c'est le pays libéré. La guerre, c'est l’état de vie de tous les petits soldats. Tranchée, guerre de mines, aviation, canonnade. Tout ça c'est la même chose, là où ailleurs.
Si je veux changer de vie, ce n'est pas que je sois malheureux. Les sentiments qui me poussent ne sont ni l’orgueil ni le découragement mais simplement un grand besoin de me donner de l’air, de quitter la forêt où l'on étouffe, non que je m'y ennuie où que j'y sois malheureux, mais parce que j'en ai assez.
Et puis en mars, il fera ce qu'il aurait dû faire depuis le début : pour l’aviation, j'ai fait une demande mais cela ne réussit pas, j'ai pourtant des camarades qui me font appuyer
, et le sujet fut ainsi clos.
Puis en février, c'est l'attaque Allemande sur Verdun. Commence une longue période sans courrier que Prosper finit par interrompre : Vous devez être bien inquiet. Je viens d’apprendre que le courrier a été arrêté pendant trois jours. Pour vous dédommager de ce long retard, je vais vous écrire aussi longuement que possible. Les Allemands voudraient à tout prix terminer la guerre à leur avantage en nous prenant Verdun. Je crois qu'ils ne réussiront pas et que cet échec sera pour nous un brillant succès car il est à croire qu'ils feront de leur mieux
.
Le jugement de Prosper avait été un peu hâtif ce qui nous vaut un correctif : Je tiens à vous écrire encore aujourd’hui pour vous rassurer parce que les boches et les journaux font beaucoup de bruit autour de nous. L’affaire a été chaude. Je ne sais si autour de Verdun cela est fini. Peut-être encore quelques petites tentatives mais le gros effort est achevé
Le printemps comme chaque année émerveille Prosper et remonte son moral. Il vient d'obtenir sa Croix de guerre pour son activité inlassable mais n'en parle pas : Vraiment, je crois que la guerre nous aura montré à beaucoup, comment étant la nature, en nous forçant à vivre dehors toujours sous le ciel. Nous savons vivre la vie du trappeur. Je ne voudrais pas que vous vous fassiez du souci. Que voulez-vous, la guerre est dure cruelle mais l’on s'y fait si bien
.
Et Prosper prend la vie comme elle vient : Certains des vieux sont partis dans d’autres régiments territoriaux, d’autres sont arrivés. Le régiment ressemble à un vase où l’eau entre par un point et s'échappe par un autre. Il y en a qui passent vite, d’autres qui restent longtemps comme moi qui y deviens un ancien
Voilà l’emploi de ma matinée : service de la bombarde. Comme j'ai des emplois multiples, je consacre à tour de rôle une matinée ou une journée à chacun d’eux.
Ce matin, j'ai fait le bombardier. J'ai mis avec mes fidèles poilus un nouveau canon de tranchée en batterie. Un canon superbe, un vrai bijou. Je pourrais avec lui lancer 20 bombes à la minute. Pauvre Boches, qu'est-ce qu'ils vont prendre, je vais faire avec mes pièces du tir au lapin ; voilà en quoi il consiste.
Nos aviateurs nous donnent les photographies des tranchées ennemies. Etudiées à la loupe, ces photos me rendent l’emplacement des abris, des croisements de boyaux ou de tranchées.
Je règle ma pièce sur un point du secteur ennemi facile à repérer sur le terrain et sur la photographie, cela fait avec les éléments de ce tir et des mesures d’angles sur l’épreuve photographique, je puis tirer à coup sûr sans observation, sur n'importe quel point. Par conséquent sur les entrées d’abris et les croisements de chemin.
Cela fait, j'attends un jour ou les Boches travaillent ferme et remuent force de terre. Je tire sur eux avec un vieux canon une rafale de projectiles, cela a pour effet de les faire courir vers leurs abris mais c'est là que je les attends et mes pièces de précision pointées ouvrent le feu aussitôt sur les entrées.
C'est ce qui s'appelle faire du tir au lapin. Il faut bien que l’on s'amuse un peu sur le front.
Avec une version plus économique :
Je me suis amusé ce soir à faire du tir. La chose est moins couteuse qu'en temps de paix. Il suffit d’aller en ligne et on s'exerce sur des silhouettes mouvantes.
Dans un coin, bien à l’abri, caché on attend à l’affut du gibier. Poil de carotte, la jumelle à l’œil, on observe tous les coins, si bien que l’on finit toujours par découvrir un passage de Boches.
On les voit qui travaillent, soit à réparer leur tranchées ou à transporter des sacs de terre. Avec un fusil spécial à lunette on vise fin et souvent on a la chance d’en envoyer un passer quelques mois de convalescence chez lui, à moins que l’on ne lui ouvre le paradis de leur vieux Bon Dieu. Tout cela, ce n'est pas leur vouloir du mal !!!
En juin, Prosper décrit leur situation : Notre vie est toujours la même, passive depuis que nous sommes sur la défensive mais active et acharnée parce que nous faisons tout en vue de cesser cette lente, stérile et énervante vie de garnison dans le plus effroyable pays qui se connaisse
.
Le secteur est calme. On a l’impression que nous nous regardons en chien de faïence en attendant que l’affaire se liquide à droite.
Nous nous distribuons des coups comme de coutume, mais, sans exagération, lorsque l’on commence, l’autre répond régulièrement, avec usure, alors c'est une journée chaude, la nuit arrive, tout se calme. Le lendemain l’on recommence ou l’on se repose.
La lutte est déclenchée à gauche. Cela n'arrête pas la canonnade à droite. Pendant que je vous écris, j'entends le grondement de Verdun qui domine le bruit de notre secteur.
Ce doit être nous qui attaquons maintenant que les Boches sont accrochés à Verdun, nous les y tiendrons.
Il fait délicieusement beau. Ce soir après le repas nous sommes restés longtemps dans notre abri à regarder dans le ciel le vol des avions français et boches. C'est notre distraction de presque tous les soirs. On entend d’abord le ronflement du moteur. Sous les arbres, tout le monde les yeux au ciel cherche à le découvrir.
Les obus éclatent autour avec un bruit vibrant produit par les éclats dans l’air.
Le premier qui l’aperçoit le montre à ses voisins. On discute : Français ? Boche ? Les jumelles sont braquées. Le plus souvent, surtout depuis deux mois, ce sont généralement des Français. Les Boches passent rarement nos lignes. On les voit au loin qui évoluent au-dessus de Varenne – Éclisfontaine – Cierges.
Les obus qui sonnent autour d’eux les atteignent rarement. Cela fait une dépense considérable de munition. Souvent il nous arrive de compter plus de cent flocons blancs autour du même appareil. Le prix des obus étant en moyenne de 20 Fr. l’in, c'est une jolie fortune qui tous les soirs s'éparpillent dans le ciel. La guerre entraine à des dépenses folles. Ce n'est pas du reste le moment de faire des économies, surtout pour les projectiles.
Maintenant, le soleil couché, tous les oiseaux de France sont rentrés au bercail. Ceux du soir, l’escadrille de bombardement va sortir. Je vais l’entendre ronfler parmi les étoiles dans un moment.
Prosper obtiendra en septembre, pour son activité inlassable une deuxième étoile sur sa Croix de Guerre.
Cela commence par un long passage à l'arrière : Nous sommes au repos, un vrai repos, un coin superbe, loin en arrière, nous sommes logés dans un superbe château. Le propriétaire, ancien officier nous a installé merveilleusement. Nous avons des lits et nous vivons comme tout le monde
.
Et Prosper peut y découvrir la vie de château : Aujourd’hui, j'ai déjeuné chez le comte et la comtesse de Fontenoy, nos hôtes. De bons vieux bien doux et bien aimables pour nous
; et quelques jours plus tard : Ce matin j'ai essayé de faire une chasse au canard autour de l’un des étangs du voisinage. La chose est amusante mais peu fructueuse, je suis revenu bredouille
.
Après six semaines de ce repos, le régiment part pour Verdun où il débarque le 23 octobre, puis Thérèse devra attendre une lettre datée du 6 novembre :
Nous commençons à nous reposer et c'est un vrai bonheur pour moi de pouvoir dormir une longue nuit, déchaussé et chaudement enveloppé dans mes deux couvertures. Tout est relatif, mon lit de camp sans drap, sans traversin, sur un matelas presque puant me semble meilleur que tous les lits, les vrais lits que j'ai déjà utilisés.
Hier dans l'après-midi, je me suis évadé pour visiter Verdun. Pauvre ville ! Il n'y a guère de maison intacte. Je faisais mon excursion en compagnie du docteur Rottier qui a habité Verdun quelques années avant la guerre. Les renseignements qu'il me donnait augmentait l’attrait de notre randonnée parmi les ruines.
Le feu a ravagé des quartiers entiers. La ville était très petite et très vielle et son délabrement actuel s'accorde très bien dans certains quartiers avec la vétusté des pauvres bâtisses qui me ne demandaient qu'à tomber semble-t-il ? Toutes les maisons de la Meuse du reste, en bois et boue donnent l’impression d’avoir été construites pour servir de but ou pour peupler un immense champ de manœuvre où cette guerre devait passer.
Il n'y a personne dans Verdun, les maisons éventrées laissent échapper leur mobilier et leurs richesses, car les habitants qui sont partis précipitamment n'emportèrent que l’indispensable.
A l’heure actuelle de braves territoriaux gardent tranquillement tout cela. Ils vivent dans des ruines comme des hiboux, se cachant dans des guérites de pierre et de sacs qu'ils ont faites pour se protéger des éclats d’obus, sortant brusquement sur votre passage pour vous demander le mot de passe où pour vous interdire un quartier trop dangereux.
Pendant que je vous écris, j'entends les Boches qui se sont remis aujourd’hui à taper dans la pauvre ville. Ce sont des obus bien mal utilisés, ils ne servent qu'à remuer des décombres.
Depuis deux jours, il fait beau. Ce n'est pas malheureux car la pluie est terrible pour les soldats. Le secteur de Verdun est terrible pour la boue. Ce n'est qu'une mer de boue, depuis Verdun jusqu'au positions. On s'enfonce souvent presque jusqu'au corps dans la terre glaise qui vous colle au sol et d’où l’on ne peut s'arracher sans aide. Tous les vêtements que l’on emporte sont perdus, ni l’eau ni la brosse en chiendent, ni l’étrille ne peuvent enlever du drap la terre glaise séchée. Les effets restent jaunes et lourds de boue.
Pour la première fois depuis que je suis au 313e, nous avons participé à une brillante affaire.
J'ai vu des cadavres boches en tas et partout, du matériel, des munitions abandonnées, un vrai champ de bataille tel qu'on ne peut se l’imaginer sans l’avoir vu. On nous parlait de Verdun comme d’un lieu vraiment terrible, nous nous en faisions une idée bien au-dessous de la réalité. Depuis huit mois que l’on se bat dans ces ravins et sur les crêtes sans répit, sans trêve, sans une minute pour souffler, on est arrivé à transformer cette régions en un vrai désert, cent fois pire que tous les coins du front que j'ai vu.
J'ai fait des kilomètres de Verdun nord jusqu'à Douaumont, je n'ai pas vu un atome de végétation. Rien que de la terre vingt et trente fois remuée par les obus où les villages ne se reconnaissent qu'au plus grand bouleversement du lieu et où les bois ont complétement disparus. On ne trouve plus rien qui rappelle les aspects habituels de la nature ou des lieux. Des débris d’armes, de matériel de guerre, des cadavres récents et des cadavres blanchis, disloqués, c'est tout ce que l’on peut identifier.
Vous qui priez si bien, mettez toute votre confiance en Dieu et attendez patiemment.
Je ne voudrais pas que vous ayez le cœur serré mais que vous attendiez avec calme, sans vous chagriner pour rien.
Sur le journal d’aujourd’hui de 5 h, on parle de notre division, la division Arlabosse. Cela fait plaisir.
Envoyez-moi de petits colis de façon qu'ils puissent me parvenir aussi loin que je serai. Les bonbons fourrés au chocolat étaient excellents. Les croquettes rondes sont trop sucrées et obligent à boire ce qui n'est pas toujours commode.
Telle l'eau sur les plumes d'un canard, tout semble glisser sur Prosper, le lendemain il poursuit : Nous sommes toujours au même point, nous continuons à faire notre toilette. Dieu que nous étions sales. Pleins de boue sur le visage, les mains, les vêtements, des barbes de vrais poilus couvraient notre visage. Nous n'avions pas pu nous raser de quinze jours. Vous pouvez penser si les douches que nous pouvons prendre ici sont les bienvenues et si elles sont appréciées. Je renonce à vous décrire par lettre notre vie
Je ne suis pas sûr que les coureurs, ceux qui allaient perdre leur temps au café changeront d’habitude en rentrant et qu'ils éprouveront du plaisir à rester chez eux. Nos hommes et nous tous nous conserverons un bon moral. C'est merveille de voir l’endurance du troupier français qui chargé comme un baudet fait sa route de relève dans la boue jusqu'au corps, passe la nuit sans abris sous les obus et reste malgré cela un bon soldat.
Dans les quelques mouvements que je fis avec mes hommes, je reçu l’ordre un soir (nous étions relevés) de rejoindre notre cantonnement de repos, celui où nous sommes. Nous avions fait les ¾ de la route, les plus mauvais dans la boue et sous un barrage d’obus lorsque je suis touché par un ordre de mon colonel de rejoindre immédiatement son poste. C'était la route horrible à refaire avec la nuit. Mes hommes me regardèrent. Je commandais demi-tour et sans un mot, tous me suivent. Nous refîmes la route presque jusqu'à mi-chemin puis nous reçûmes encore l’ordre de faire demi-tour. A la guerre, c'est souvent comme cela !
Le soir, on ne dut pas nous bercer.
Je reçois à l’instant un nouveau petit colis avec des bonbons et une paire de chaussettes. Merci. Tout est le bienvenu. Comme vous avez vite fait de satisfaire mes vœux. C'est hier il me semble que je vous demandais des douceurs.
Puis nouvelle période fin novembre, pour 11 jours cette fois : Voilà, le mouvement est fait, je suis passé du mauvais coin dans le bon coin. Ce que je vais bien dormir. Je crois que nous payons largement notre tribut à ce coin du front. Je crois que nous avons fait notre part. En attendant, nous allons souffler pendant quelques jours ; ensuite nous verrons venir, à la grâce de Dieu. Je dois encore le remercier d’être passé entre les gouttes. Je vous écrirai une longue lettre demain : ce soir je ne songe qu'à dormir.
A la suite de quoi Prosper ira en formation pendant que le régiment retournera en Argonne occuper son ancien secteur. Ce sera de courte durée, le régiment se déplacera fin décembre pour aller se positionner au sud du Chemin des Dames.
Les offensives de la fin de l'année sur Verdun ont donné confiance à Prosper qui fanfaronne quand il affirme que nous souhaitons ardemment la grande bataille
et qui après leur mouvement à l'Est de Reims fait preuve d'insouciance : les renseignements sur le secteur sont de plus en plus amusants. Après Verdun, il va nous sembler que nous faisons la guerre pour rire
.
Ce repos, entrecoupé d'une permission, va durer jusqu'à la fin mars, période durant laquelle le régiment ne va avoir à déplorer qu'un seul blessé. Et puis le mouvement recommence. Nous avons quitté le petit coin où nous étions si bien. Nous ne sommes pas bien loin. Nous ne nous sommes pas déployés vers le nord par conséquent nous sommes toujours au repos. Nous sommes moins bien installés. C'est la guerre !
Début avril, la grande bataille est imminente, le moral est élevé : Les choses iront très bien lorsque nous serons en ligne. Nous avons tellement de moyens à notre disposition. Le moment n'est pas encore venu de vous faire de la peine quand vous apprendrez la chose, tout sera passé
.
Prosper est désormais sur la position de départ du régiment, il trouve le temps de griffonner des petits mots où il dit tout à la fois tout et rien : Je suis toujours en excellente santé. Gai bien allant. Si je pouvais vivre vieux, je n'aurais aucune peine
.
Puis deux jours sans lettre, et enfin le 18, une simple carte avec seulement les mots que Prosper est en capacité d'écrire : Bons baisers. Excellente santé. Longue lettre bientôt
. Lettre qui viendra seulement deux jours plus tard tout aussi laconique : Nous sommes au repos. Nous avons trimé dur. Le régiment a souffert mais nous avons atteints les objectifs qui nous étaient assignés pour l’attaque
. C'est tout ce que nous saurons des combats du Chemin des Dames à l'occasion desquels le régiment a perdu, tués, blessés ou disparus, plus de 500 hommes, c’est-à-dire au-dessus de 50% de l'effectif de départ.
Avec une semaine de recul supplémentaire, Prosper se livrera un tout petit peu : Les instants si durs dans les journées de combat passent vite. Il y a excitation du moment, la préoccupation intellectuelle pour l’officier si bien que l’on ne voit pas et que l’on sent moins et puis nous sommes si durs maintenant, si peu sensibles, si blasés devant les souffrances de nos pauvres corps et des horribles choses de la guerre.
.
Tout cela est passé et a passé très vite pour nous. Nous avons fait notre séjour de huit jours en ligne. Nous avons été dans la bataille pendant cinq jours.
Vous connaissez le résultat, le communiqué vous l’a appris
Le régiment qui, sans doute bien mené, sans doute aussi dans un secteur ou l'artillerie avait été efficace a connu une relative réussite en atteignant une partie de ses objectifs.
Point de repos en vue, il va être tout de suite être complété de 400 hommes et reprendre le cycle des périodes en première ligne début mai, puis à nouveau début juin, fin juillet, fin août et mi-septembre.
Puis, son état de fatigue et ses effectifs l'imposant, le régiment est envoyé à l'arrière en octobre avant de passer à la mi-novembre en réserve d'armée et enfin être dissous début décembre. Chose alors très curieuse, Prosper qui avait jusqu'à présent résisté à tout ne peut cacher son émotion :
Les adieux furent navrants quand le colonel embrassa les officiers partants, devant le front du régiment rassemblé. Tout le monde pleurait. Quelle tristesse.
Mon Dieu, ce fut un jour plus triste que nos plus dures attaques. Depuis trois jours, nos huit cents camarades sont partis. Les restants étaient tristement groupés auprès du colonel qui voyait navré son régiment disloqué lorsqu'aujourd’hui un autre ordre complétant la dislocation arrivait, le colonel recevait un autre commandement.
Tout le régiment coupé en deux, décapité, les pauvres restes auront sans doute le même sort que les camarades déjà partis et le 313e aura vécu.
Quand je songe à tout cela, je suis navré, j'ai encore grande envie de pleurer.
Se pose alors la question de la nouvelle affectation, pour Prosper qui vient d'être nommé lieutenant, la question est finalement assez simple :
J'étais demandé par la 9e division que nous quittons pour rester dans un de ses régiments. C'était une grande chance car je suis un peu connu à la 9e division, soit dans les régiments, soit à l’état-major du général et je pouvais espérer ne pas être trop isolé.
Mais maintenant que le colonel a une affectation, il va faire son possible pour me garder avec lui et alors je passerai à son état-major. Cela ne changera guère ma situation actuelle et peut-être même l’améliorera encore car le colonel va prendre le commandement d’un groupe de chasseurs à pied. C'est un joli commandement.
Gentille naïveté pour Prosper qui n'a pas vu que les meilleurs éléments sont toujours recherchés, et c'est ainsi que Prosper se retrouve à Dunkerque début décembre avec des finances à zéro pour avoir troqué à ses frais ses tenues bleues de biffin pour le noir des chasseurs.
Prosper vient de rejoindre le 32e bataillon de chasseur alpins.
Dédiés aux missions spéciales, en mars sur la Somme et en avril dans la bataille de la Lys, les chasseurs montent en ligne relever des troupes en difficulté. En réserve en juillet sur la Marne, c'est en août en Picardie et en septembre sous Saint-Quentin que ces troupes produiront les efforts décisifs qui, généralisés sur toute la ligne, vont avoir raison de la résistance de l'ennemi, l'obliger à reculer de plus en plus vite et finalement demander l'armistice.
Efforts qui auront un prix, sur un effectif de 700 hommes, c'est tout au long de l'année plus de 900 d'entre eux qui seront mis hors de combat, dont Prosper blessé le 16 août.
Les premières unités de chasseurs sont créées en 1837 afin de constituer des troupes très mobiles à engager au-devant de l'infanterie. Le concept se révéla très performant et perdura.
En 1888, pour répondre à l'Italie qui venait de créer des troupes de montagne, la France spécialise des unités de chasseurs au combat en montagne, élite de l'élite, les chasseurs alpins apparaissent.
Pendant la guerre de 14, les divisions désirent se doter d'une unité de chasseurs alpins ce qui donnera lieu à la création de 9 bataillons, dont celle du 32e à Chambéry en 1915 rattaché à la 157e DI puis à la 133e.
Le sourire retrouvé, Prosper se permet même de plaisanter : Je me contente de vous envoyer mille baisers et mon bulletin de santé. Rassurez-vous, avec ma vie au grand air, je cours peu de risques d’être malade, du reste, c'est quand je vais en permission que j'en profite pour m'enrhumer
.
Et pour le reste, Prosper manie toujours aussi bien l’ellipse : Je vous dois une longue lettre car depuis trois jours, je crois, je suis resté sans vous écrire. Je vous en demande bien pardon. Il y a des jours où sur le front on a un rude travail.
En mars ils sont appelés en renfort, nous ne saurons rien d'autre que ce qu'il écrit depuis Paris en rentrant d’une formation : Je viens de vous télégraphier, ma permission est remise pour quelques temps. Je ne puis savoir au juste pour combien de temps. Hier à la fin de mon cours de radiotélégraphie. J'ai reçu un message téléphoné de mon colonel me demandant de le rejoindre, on a besoin de moi
.
Nouvelle intervention en avril, nous n'en saurons que l’essentiel : Les Boches sont calmés. Il y a deux jours, nous en avons fait un beau massacre. Excellente santé, bon moral. Je suis un vrai troupier maintenant. Il me manquait les expériences que nous faisons actuellement. Nous avons bien travaillé, les chasseurs ! Notre général nous a complimentés
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En conséquence de quoi le bataillon est à nouveau envoyé se refaire, cette fois-ci pour tout un mois et dans les Vosges, à l’autre bout du front, là où il ne se passera jamais rien.
En juin, les chasseurs sont positionnés en réserve et n'interviennent pas, ce sera à nouveau le cas en juillet.
Le 7 juillet, Prosper quitte sa fonction d’état-major pour être nommé à la tête d’une compagnie. Son rêve se réalise enfin et il le raconte sobrement dans sa lettre du 21 août : Je commandais une compagnie de 200 bons chasseurs que j'ai eu l’honneur de mener 3 fois à l’assaut avant d’être blessé. Dans huit jours je serai guéri, mon bras ne me fait plus de mal. J'ai eu une grande chance. La balle qui m'a touché au poignet est passée à un doigt de l’articulation, entre les deux os. Rien de cassé, rien de coupé, ni artère ni nerfs.
La bataille de Picardie commence en août et le 14, le bataillon se porte à Tilloloy. La suite, je l’ai déjà racontée et elle vaudra à Prosper sa Légion d’honneur.
Prosper passe deux semaines de convalescence à Rennes puis enchaîne en septembre avec une permission à Prats.
Septembre sera pour le 32e l’occasion pour de nouveaux durs combats et Prosper le retrouvera en octobre au repos à l’arrière.
Prosper peut alors prendre le temps de savourer sa décoration avec une pensée pour son père disparu : Si je l’ai gagnée, c'est grâce à lui, c'est lui qui l’a méritée, c'est sur sa poitrine qu'elle aurait dû briller, pour sa droiture, son énergie au travail, et son courage immense devant le mal. Le pauvre cher papa, comme il serait heureux s'il était encore avec nous. Le Bon Dieu veut que ce soit moi qui porte cette belle décoration. C'est la mémoire de mon cher père qui est honorée.
Tu me ferais plaisir petite mère si tu annonçais à Suzanne Pages que je suis Chevalier de la Légion d’Honneur.
Les effectifs Allemands ont fondu et les moyens des alliés ne cessent d'augmenter. Cependant de nouveaux périls surviennent :
Faites bien attention avec la grippe ! Je me demande pourquoi la circulation des gens est permise par temps de grande épidémie. Est-ce que la police départementale devait permettre aux gens de la montagne d’aller se contaminer avec ceux de la plaine. Avec la saleté de Prats, il y a de grandes chances pour que la grippe fasse de sérieux ravages. Faites bien attention. Prenez de temps en temps de la quinine ou de l’aspirine.
Sur le front, nous sommes épargnés, vous avons assez de balles et des obus du reste.
Prosper remonte vers la Belgique : en traversant la zone dévastée semée de tombes des nôtres, il me semblait qu'ils nous faisaient cortège. Nous allons pouvoir les venger, nous faisons maintenant la guerre fraîche et joyeuses car nos cœurs sont remplis d’allégresse
Le 8 novembre il est clair que la fin est proche.
Une immense nouvelle. Il y a quelques instants nous étions en avant-garde et je poussais mes patrouilles lorsque brusquement tous les Boches se sont levés faisant camarade et annonçant la fin de la guerre.
Le combat a cessé. Nous nous regardons en chien de faïence n'ayant pas reçu de notre commandement la nouvelle officielle mais je crois bien que la guerre est finie. La guerre finie, quel bonheur et j'ai encore la tête bien solide et la vie sauve.
Prosper ne se réjouit que quelques heures de la paix retrouvée. Il se rappelle tout de suite son évasion de Montpellier et de ce qu'il ne veut pas faire une fois la vie civile retrouvée :
Cette paix si attendue est enfin arrivée et nous récompense de nos si durs efforts. Quelle immense joie hier matin lorsqu'on nous a donné l’ordre à onze heures de cesser le feu.
Nous poursuivions toujours les Boches. Nous étions en Belgique, bien décidés à aller jusqu'au Rhin et au-delà. La division en avant-garde de la ve armée poussait dur aux trousses du Boche. Nous ramassions du matériel, des prisonniers et les gens que nous délivrions nous annonçaient tous la démobilisation complète de l'armée allemande.
Ils n'avaient jamais vu cela disait-ils. C'est certainement la fin. C'était bien la fin en effet et aujourd’hui c'est fini. Je devine votre joie, votre bonheur, votre allégresse et cela double mon propre bonheur. Nous n'allons plus craindre pour ma vie, chère petite maman et vous allez vivre heureuse.
Me voilà arrivé à un carrefour de mon existence. Il faut maintenant que je réfléchisse avant de prendre une décision car une fois la chose bien décidée, il ne faut pas y revenir.
Soyez sans crainte, petite maman, je vais agir avec prudence et avec calme. Voici comment je vais procéder.
Dès que les choses seront un peu plus nettes pour demander à aller à Paris pour causer avec mon directeur général des contributions directes, je lui expliquerai ma situation militaire et la situation qui s'offre pour moi. Mon grade de lieutenant à titre définitif, ma Croix et ma proposition faite par le commandement depuis quelques jours pour le grade de capitaine. Cela fait, je lui demanderai quelle situation me sera faite dans l’administration.
J'ai toujours l’intention plus ferme que jamais d’aller au Maroc. Si dans les contributions directes on m'offre une jolie place au Maroc, je l’accepterai. Je n'aurai pas ainsi à courir le bled marocain. Dans le cas contraire, je resterai dans l’armée… de façon à avoir encore quelques temps ma solde. J'irai au Maroc et je m'arrangerai pour m'y créer une situation.
Je me sens une énergie féroce. La guerre a trempé mon tempérament.