Source : Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse
Auteur : Emile Paloque
1979
Provenance : Bibliothèque nationale de France
Nous avons entrepris la tâche difficile de rechercher ce que l’on peut penser aujourd’hui sur l’origine et le développement de l’humanité en restant dans un domaine strictement scientifique, c'est-à-dire en tenant compte seulement des renseignements qui ont pu tomber sous les sens des chercheurs. Des expéditions récentes dont nous allons vous entretenir ont permis, croit-on, de découvrir les vestiges des premiers hommes qui ont été capables de construire des outils et nous essayerons d’expliquer comment leurs descendants sont parvenus à peupler le monde, mais tout d’abord nous vous donnerons à ce sujet quelques idées générales.
Il n'est pas douteux que la terre a été jadis une masse incandescente portée à une très haute température et sur laquelle rien de vivant n'aurait pu exister ; il a donc fallu que sa surface se refroidisse peu à peu par rayonnement et que la vapeur d’eau qui l’enveloppait se soit condensée dans les océans pour que la vie ait été rendue possible sur notre planète, ce que l’on fait remonter à environ quatre milliards d’années.
On peut être assuré qu'à un certain moment la vie a du apparaître sur la terre et l’on s'est tout d’abord demandé si cette vie ne serait pas venue de l’extérieur, or il est difficile de croire qu'un germe vivant ait pu parvenir des régions intersidérales jusqu'à la surface du globe sans être détruit à l’extérieur de l’atmosphère par les rayons ultra-violets, à l’intérieur par l’échauffement dû au frottement contre les molécules d’air qui donne leur éclat aux étoiles filantes ; on a donc été conduit à admettre que la vie avait dû se former sur la terre et l’on croit que cette vie aurait tout d’abord apparu dans les fleuves et les océans, il y a environ deux milliards d’années, sous la forme la plus simple que l’on puisse imaginer celle de bactéries unicellulaires.
Puis vinrent sans doute des êtres rudimentaires qui n'avaient pas de mâchoire et ne pouvaient se déplacer comme les méduses, les éponges et les coraux, ensuite des espèces aquatiques immobilisées par leurs coquilles. Que de transformations ont-elles dû subir pour que leur déplacement soit rendu possible chez les vertébrés qui probablement ont dû être tout d’abord des poissons, ensuite des amphibies et des reptiles parmi lesquels il y a lieu de signaler les gigantesques dinosaures aujourd’hui disparus ; mais comment tout cela a-t-il pu être possible.
La matière vivante est principalement composée par quatre éléments simples : l’oxygène, l’hydrogène, le carbone et l’azote que l’on arrive facilement à combiner en les chauffant, tout en les soumettant à l’action de l’électricité ou de certaines radiations. Comme ces corps existaient certainement dans la nature, on peut admettre qu'ils aient trouvé des conditions favorables pour se combiner, mais quoique tous les phénomènes de la vie restent conformes aux lois de la physique et de la chimie, on n'est jamais parvenu à infuser dans la matière inerte ce principe de vie qui lui permettrait de se mouvoir, de se nourrir, de se reproduire et qui plus est de réfléchir, aussi la vie reste-t-elle, de nos jours, un phénomène mystérieux dont la création échappe à la science ; toutefois nous pouvons étudier tout à loisir ses manifestations et comme il y a sur la terre deux genres de vie fort différents, la vie animale et la vie végétale, nous croyons devoir signaler dès à présent l’analogie profonde qui existe entre les végétaux et les animaux, les uns et les autres étant constitués par une agglomération de minuscules cellules juxtaposées qui se développent d’elles-mêmes à côté les unes des autres, leur mode de reproduction faisant intervenir une combinaison d’organes mâles et femelles ; les organes femelles secrètent régulièrement des œufs qui ne pourront se développer sans avoir été fécondés par un organe mâle pour donner naissance à un sujet vivant végétal ou animal identique à celui dont il provient, mais cette dernière hypothèse qui vous paraît si évidente n'est plus admise aujourd’hui.
Les savants sont d’accord pour admettre les grandes lignes des théories du Français Lamarck remontant à 1820 et de l’Anglais Darwin remontant à 1859, théories d’après lesquelles les espèces vivantes seraient douées d’une faculté d’adaptation leur ayant permis de se transformer d’une manière durable extrêmement bénéfique pour elles, alors que d’autres espèces moins privilégiées ont pu disparaître. Cette hypothèse expliquerait les transformations subies à travers les âges par les êtres vivants et elle nous permettra d’admettre que l’humanité a pu avoir pour ancêtres des animaux, toutefois si les êtres ont pu se transformer, il est bien évident que leurs descendants ont pu bénéficier de cette transformation et par conséquent qu'ils peuvent être différents de ceux qui leur ont donné la vie.
La nature semble avoir pourvu tous les êtres des aptitudes particulières qui s'appliquent à leur genre de vie, mais il serait peut-être plus conforme à la vérité de dire que les êtres vivants ont dû acquérir peu à peu les aptitudes qui leur ont permis d’adopter un certain mode d’existence, tout en se défendant contre les conditions difficiles, infiniment variées auxquelles ils se trouvaient exposés sur la terre. Il n'en reste pas moins vrai que la nature a donné aux poissons des nageoires et des branchies qui leur permettent de vivre dans l’eau, aux oiseaux leurs ailes, aux fauves une grande rapidité de déplacement ainsi que de terribles mâchoires et des membres puissants grâce auxquels ils s'emparent facilement du gibier qu'ils vont dévorer, aux bovins, chevaux, ânes, moutons et chèvres un appareil digestif leur permettant d’assimiler les pailles et les fourrages dont ils se nourrissent en broutant l’herbe des champs.
L’animal qui allait devenir un homme n'a eu aucune de ces possibilités, aussi fallait-il qu'il eût été dans un pays où la douceur du climat et l’humidité de l’air rendaient le sol particulièrement fertile et ses conditions d’existence tout d’abord assez faciles. Si l’on s'en tient à ses aptitudes innées, on constate qu'elles sont fort réduites, mais on peut remarquer que l’agilité de ses jambes jointe à la souplesse de ses bras et de ses mains semblent lui avoir facilité le plus possible la cueillette des fruits qui ne nécessitent aucune préparation culinaire ce qui nous conduit à chercher son origine dans un pays chaud où la maturation des fruits pouvait avoir lieu en toutes saisons, cependant il ne devait pas négliger les féculents, ni les viandes que son estomac pouvait digérer, mais il devait s'en tenir aux petits animaux dont il pouvait facilement s'emparer.
L’homme n'était encore qu'un animal et puisqu'il est possible d’admettre que les espèces vivantes aient pu subir des transformations susceptibles d’améliorer leur genre de vie, nous verrons dans un instant que la nature a fait à cet animal privilégié la plus extraordinaire faveur en lui procurant l’intelligence et la parole par un développement progressif de sa matière cérébrale qui est strictement démontré par les observations ; ce n'est qu'à partir de ce moment qu'il mérite vraiment le nom d’homme ; mais vers quelle époque et dans quel pays a pu se produire cet événement prodigieux? Tout le monde est d’accord pour désigner par ère quaternaire l’époque à partir de laquelle il y a eu des hommes sur la terre, c'est donc pendant la seconde partie de l’ère tertiaire que ce grand événement a dû se préparer.
Nous ne vous en dirons pas davantage sur cette immense période postérieure à l’apparition de la vie, au cours de laquelle la terre s'est couverte de végétaux et fut peuplée par d’innombrables animaux pour en arriver tout de suite à cette période tertiaire il y a environ 70 millions d’années. Parmi les animaux qui existaient à cette époque, il y a lieu de citer tout particulièrement les mammifères auxquels les hommes doivent être assurément rattachés, or ces mammifères sont généralement recouverts par une toison de fourrure qui les met à l’abri du froid, alors que l’homme n'a aucune défense naturelle contre les intempéries et encore une fois nous sommes conduit à le faire apparaître dans un pays chaud ; d’ailleurs il n'est nullement impossible que l’homme ait eu jadis une légère toison qui aurait disparue par la suite.
Les mammifères qui ressemblent le plus à l’homme sont les Primates que l’on considère comme ayant été les ancêtres des grands singes et des hommes ; on les retrouve dans les pays chauds les plus variés et on arrive à les suivre depuis le début de l’ère tertiaire, ce qui a permis de découvrir qu'il y a 30 à 35 millions d’années leur corps a subi quelques transformations' qui les rapprochent de nous, mais qui ne permettent cependant pas de savoir lesquels d’entre eux ont pu bénéficier d’une évolution susceptible de les élever jusqu'à l’homme. Ce n'étaient encore que des animaux marchant à quatre pattes, dont la capacité cérébrale n'était que le quart de la nôtre.
Il y a environ 20 million d’années on fait apparaître parmi ces Primates les Ramapithèques que l’on croit avoir été les ancêtres des Oréopithèques et des Australopithèques eux-mêmes considérés comme ayant été à l’origine de l’espèce humaine. On ne possède aucun squelette de Ramapithèque qui n'est caractérisé que par des fragments de mâchoires et par la forme de ses dents ; son existence reste donc assez problématique, bien qu'on le retrouve dans des pays très variés comme le Kenya, l’Inde, le Pakistan, la Turquie, la Grèce et même la Hongrie. Comme bien des savants le considèrent comme ayant été notre premier ancêtre, nous ne pouvions le passer sous silence.
L’attitude verticale qui est l’une des caractéristiques de l’homme a apparu chez certains Primates il y a 10 à 15 millions d’années. Tels ont été marchant sur deux pieds et se tenant debout avec deux bras munis de mains à cinq doigts, quelques sujets dont on a retrouvé les squelettes fossiles, leurs longs membres antérieurs semblent dénoter une vie arboricole. Ces espèces semblent constituer un intermédiaire entre les singes et les hommes qui à ce stade de l’évolution se distinguaient déjà par la forme de leurs dents, en particulier de leurs molaires, celles-ci portent en effet de petites proéminences appelées cuspides ; les singes en ont quatre tandis que les hommes en ont cinq ce qui a permis de les distinguer dès ces époques très anciennes, toutefois ces squelettes ont été découverts à des endroits si éloignés les uns des autres : l’Italie, Java et la Chine que l’on ne peut évoquer pour leur formation une cause locale mais plutôt une influence qui a pu s'exercer naturellement pour sauver une espèce en voie de perdition, la nôtre qui était si peu spécialisée.
Bien que tous les savants soient d’accord pour faire remonter cette hominisation aux Primates, ils ne le sont pas en ce qui concerne l’époque à laquelle a pu avoir lieu la séparation des singes et des hommes. Teilhard de Chardin la situe à une phase assez ancienne du tertiaire. Boule qui fut l’un des plus distingués paléontologues français faisait remonter cette séparation au début du tertiaire. Quoique la question ne soit pas définitivement réglée, les savants d’aujourd’hui considèrent cette date comme moins ancienne, tout au plus une quinzaine de millions d’années avant le temps présent.
En 1872 on a découvert en Italie à Monte Bamboli en Toscane, un fossile que l’on fait remonter à une douzaine de millions d’années, il fut qualifié d’Oréopithèque Bamboli, ce qui signifie singe, mais celui-ci avait la particularité de présenter des caractères très nets d’hominisation. En 1958 on a trouvé au voisinage le squelette presque complet d’un personnage semblable qui ne faisait que confirmer les observations déjà faites ; c'était un sujet fort petit n'ayant que de 1 m 10 à 1 m 20 de hauteur et qui n'aurait pesé qu'une quarantaine de kilos, sa capacité cérébrale n'était encore que de 400 centimètres cubes, ce n'était donc qu'un singe et il n'y a pas lieu de le compter parmi nos ancêtres car on le considère comme un rameau égaré dans une voie sans issue, mais il nous donne la preuve d’un commencement d’hominisation qui aurait apparu il y a environ douze millions d’années.
Nous en arrivons maintenant au fameux Pithécanthrope découvert à Java par un médecin militaire hollandais, le docteur Dubois en 1891 ; on n'en possède pas un squelette complet, mais fort heureusement on en a retrouvé la partie supérieure du crâne, ce qui a permis d’évaluer à 850 centimètres cubes le volume de son cerveau, il était donc plus grand que celui de tous les singes mais plus petit que celui de tous les hommes. Ce fossile constituait encore un intermédiaire entre les singes et les hommes aussi fut-il appelé Pithécanthrope en associant les deux mots grecs de pithecos qui signifie singe et d’anthropos qui signifie homme ; toutefois sa boîte crânienne était encore fort petite et il manquait un chaînon entre les singes et les hommes.
Nous ne pouvons faire autrement que de vous parler de son proche parent le Sinanthrope qui fut lui aussi un intermédiaire entre les singes et les premiers représentants de l’espèce humaine ; sa découverte marque assurément une date dans l’histoire de l’humanité ; elle débuta en 1922 par la trouvaille d’une calotte crânienne et de quelques dents humaines à Chou Kou Tien situé à 42 kms au sud-ouest de Pékin. La fondation Rockefeller et le service géologique de Chine entreprirent des fouilles méthodiques sous la direction du Père Teilhard de Chardin, de Pei et de Young ; dès 1940 ils avaient découvert des éléments de squelettes ayant appartenu à une quarantaine d’individus qui devaient avoir un aspect bestial avec un front bas, des orbites saillantes, un nez court et épaté, leurs cerveaux pouvaient avoir un volume de 1 000 à 1 200 centimètres cubes, c'étaient donc vraiment des hommes, le cerveau de ces êtres était beaucoup plus grand que celui du Pithécanthrope, ce qui dénote une civilisation plus avancée et justement ces hommes avaient réalisé une découverte sensationnelle, celle du feu qu'ils devaient savoir produire à volonté ; dès lors ils purent faire cuire leurs aliments, mais ils purent aussi se chauffer ce qui a dû leur rendre un fameux service car ceci se passait, croit-on, à l’époque des premières périodes glaciaires du quaternaire qui ont dû rafraîchir sérieusement la région voisine de Pékin. Foyer et cendres furent retrouvés auprès du Sinanthrope ; ce ne sont cependant pas les plus anciens vestiges de feu connus à ce jour, car on a découvert dans la grotte de l’Ecale près de Marseille des traces de feu qui remonteraient à 800.000 ans, mais on n'est pas certain que des hommes aient pu le faire jaillir volontairement car celui-ci pourrait fort bien avoir été le résultat d’un incendie d’origine fortuite, toutefois on est certain que le feu a été allumé par des hommeS1 à Terra Amata près de Nice il y a environ 400 000 ans. Désormais on retrouve des traces de feu dans les sites préhistoriques postérieurs à ce dernier. Le feu devait être certainement difficile à faire jaillir et sa conservation nécessitait, sans doute, des soins assidus.
En 1924 un certain Dart, professeur d’anatomie à Johannes-bourg découvrit dans une carrière de la région un crâne fossile qu'il qualifia d’australopithèque, c'est-à-dire de singe austral dont le cerveau était fort petit, mais qui constituait encore un intermédiaire entre les singes et les hommes. C'était une époque où il était très mal vu de faire descendre l’homme du singe, aussi sa découverte n'eut-elle aucun succès. Un ami de Dart, Robert Broom voulut poursuivre l’affaire ; il se rendit en Afrique du Sud où il entreprit des fouilles qui lui permirent de découvrir des centaines de fragments fossiles de ces mêmes australopithèques, mais malheureusement ces fossiles n'avaient pas été sortis de couches géologiques permettant de les dater, de sorte que ses publications n'eurent pas plus de succès que celles de Dart.
De nombreux fossiles découverts par Broom furent cependant étudiés et on a constaté qu'ils provenaient de deux espèces un peu différentes : l’australopithèque gracile et l’australopithèque robuste, le premier devait avoir une taille de 1 m 20 à 1 m 40 avec un poids de 40 à 50 kg, les robustes un peu plus grands pouvaient atteindre 75 kg. Fallait-il donc admettre que le gracile et le robuste avaient existé en même temps ? ou bien l’un après l’autre et dans ce cas il aurait paru naturel que le robuste dont la taille était sensiblement celle de l’homme moderne eut été le plus récent, mais tout au contraire le robuste apparaissait comme étant le plus ancien, d’autant plus qu'à la partie supérieure de son crâne il présentait un bourrelet osseux, une crête sagittale qui n'existait pas chez le gracile, mais qui existe encore de nos jours chez le gorille auquel il sert d’attache aux muscles de sa mâchoire.
L’hypothèse la plus raisonnable était donc que le robuste avait précédé le gracile et que la transformation de son espèce résultait d’un changement de son régime alimentaire. Tandis qu 'on découvrait dans la région toutes sortes de fossiles ressemblant à des squelettes humains, on n'avait pas encore trouvé des outils qui auraient donné une preuve de l’intelligence des hommes, c'est alors qu'une nouvelle éclata comme une bombe quand le professeur Leakey découvrit un crâne et des outils dans la Gorge d’Oldoway. Nous avons été mis au courant de ces événements grâce à, la bibliographie qui nous a été envoyée par le musée de l’Homme de Paris auquel nous tenons à exprimer nos plus vifs remerciements.
La découverte que nous venons de signaler a été faite par Louis Leakay attaché au Muséum de Nairobi et par son épouse Marie Leakay l’un et l’autre anthropologues qui, quoique habitant Nairobi, ont passé la plus grande partie de leur temps à fouiller le sol d’une grotte asséchée de la Tanzanie la Gorge d’Oldoway qui était réputée pour ses gisements d’animaux fossiles. Les Leakay travaillèrent à Oldoway pendant vingt-huit ans, leurs ressources étaient faibles, la température du site torride. Alors que Leakay se reposait sous sa tente terrassé par la fièvre, sa femme découvrit la face d’un être qui ressemblait beaucoup à celle d’un homme et à laquelle adhéraient encore d’épaisses dents brunes. Leakay l’appela australopithèque Boisei. Par un hasard miraculeux ce fossile a été découvert au-dessus d’une couche de cendres volcaniques ce qui a rendu possible sa datation par la méthode Potassium-Argon qui a été récemment exposée à l’Académie par notre distingué collègue M. le Professeur Gourinard. On a ainsi trouvé que son ancienneté remontait à 1 750 000 ans. Ce Boisei était un super-robuste, muni d’une crête sagittale, or jamais les Leakay ne retrouvèrent un autre représentant de cette même espèce, mais des fouilles plus récentes permirent d’en découvrir de nombreux exemplaires ; ils trouvèrent cependant des fossiles de robustes et de graciles.
Ces australopithèques vivaient en groupes, ils habitaient une région chaude, voisine de l’équateur qui regorgeait de vie animale, aussi pouvaient-ils y vivre facilement en complétant leur nourriture carnée par des racines comestibles et des baies sauvages qu'ils trouvaient sur place. Cependant ces australopithèques devaient avoir une certaine civilisation car on est certain que, pour se nourrir, ils s'attaquaient parfois à de grands animaux comme les hippopotames. Un an après la découverte du premier crâne, les Leakey en exhumèrent un second qui avait le même âge que le premier, il était du type gracile et fut reconnu comme étant plus humain que tous les autres spécimens déjà découverts en Afrique australe, mais ils firent en même temps une découverte sensationnelle, celle d’outils.
Alors que dans les sites préhistoriques de notre pays les outils de jadis sont souvent des éclats de silex, ceux qui furent trouvés ici étaient des pierres d’origine volcanique sur lesquelles le travail humain était beaucoup plus primitif. Certaines de ces pierres étaient des cailloux roulés qui avaient été volontairement brisés pour présenter un tranchant permettant de couper ou de gratter, d’autres pierres taillées en pointe pouvaient servir de poinçon, d’autres morceaux plus lourds pouvaient être tenus à la main et utilisés pour creuser, mais il y avait aussi des enclumes et des percuteurs. Si les hommes avaient tant d’outils de pierre, on ne peut douter qu'ils aient eu aussi des outils de bois aujourd’hui disparus et tout cela dénotait de leur part une intelligence qui ne pouvait être attribuée qu'à un homme, aussi quand Leakey découvrit le second crâne au milieu de tous ces outils, il baptisa sa dernière trouvaille d'Homo habilis, mais cette dénomination ne fut pas tout d’abord acceptée.
De nos jours le cerveau humain a une capacité de 1 200 à 1 600 centimètres cubes, mais on considérait alors que la qualification d’homme ne pouvait être donnée qu'à un être dont la capacité cérébrale aurait été au moins de 700 centimètres cubes, or l’Homo habilis de Leakey n'avait qu'une capacité de 657 centimètres cubes, il se classait donc un peu au-dessous de la frontière humaine, toutefois bien que sa capacité cérébrale n'eut été encore qu'assez peu développée, on est certain qu'il utilisait déjà des outils et qu'il aurait existé il y a plusieurs millions d’années. De nos jours on lui a rendu sa dénomination primitive d’Homo habilis.
De 1960 à 1970 toutes ces questions furent l’objet d’importants débats ; il n'y avait qu'un seul moyen d’éclaircir la situation si ce n'est par de nouvelles recherches qui ont donné lieu à diverses expéditions. Il y eut une mission française dirigée par Camille Arambourg qui choisit une zone où il avait déjà -travaillé quelques années auparavant le long de la rivière Omo au sud-est de l’Ethiopie, une expédition américaine dirigée par Clark Howell qui s'établit à peu de distance en amont sur la même rivière Omo dans une région jusqu'ici inexplorée, enfin un troisième groupe sous la direction de Richard Leakey, fils du regretté Louis Leakey, qui ayant survolé en hélicoptère la région située à l’est du lac Turkana, l’ancien lac Rodolphe, dans lequel se jette l’Omo, tout au nord du Kenya, posa son appareil à Koobi Fora qui devint l’un des plus riches gisements d’hommes fossiles et d’outils jamais découverts.
Il serait vraiment trop long de vous donner le détail des immenses richesses archéologiques découvertes par ces trois expéditions, tout autant en ce qui concerne l’évolution de la race humaine que celle des animaux, en tous cas elles apportèrent la solution de toutes les questions restées en suspens.
On découvrit de nombreux exemplaires de toutes les espèces déjà connues: Habilis, Boisei, robustes et graciles échelonnées sur des millions d’années et qui malgré un développement assez faible de leur cerveau avaient été capables d’utiliser des outils à des époques très anciennes.
Il nous paraît opportun de signaler à ce sujet la découverte d’une jeune australopithèque gracile de vingt ans que l’on fait remonter à près de trois millions d’années ; elle fut baptisée du nom de Lucie qui était alors à Londres le titre; d’une chanson à grand succès donnée par les Beatles. Cette Lucie venait apporter un maillon complémentaire dans la généalogie de 1 espèce humaine mais les fossiles moins anciens ont été les plus instructifs.
Le docteur Arambourg est mort en 1969, il fut remplacé par son associé Yves Coppens, un Français très entendu dans toutes ces questions et qui continua activement les fouilles. En ajoutant les découvertes faites par tant de chercheurs, on connaissait suffisamment d’individus jeunes et vieux, mâles et femelles avec un échantillonnage de leur dentition pour pouvoir dresser un schéma de toutes les populations d’australopithèques.
L’étude de leurs fossiles a permis d’établir que l’Homo habilis de Leakey et l’australopithèque gracile n'étaient qu'un seul et même personnage, que les types Boisei et robustes ont fini par disparaître complètement l’un et l’autre il y a un million d'années, tandis que le type gracile ne cessait de prospérer, son cerveau s'est agrandi, sa taille s'est élevée et le développement de son intelligence a sonné le glas pour toutes les autres espèces d’australopithèques qui habitaient la région.
C'est donc cet australopithèque gracile que l’on considère aujourd’hui comme ayant été à l’origine de l’espèce humaine aussi le désigne-t-on par la qualification d Homo erectus, a capacité crânienne était en moyenne de 1 000 centimètres cubes, c'était donc bien réellement un homme et on retrouva en Ethiopie la preuve de son existence il y a entre 1 100 000 et 700 000 ans.
Si l’on connaît sur la terre un si grand nombre d'espèces différentes d’animaux, il semble bien qu'il n'y ait qu une seule espèce d’hommes, quoique nous les partagions entre blancs, jaunes et noirs, leurs organes sont semblables et ces diverses races ne présentent que des différences secondaires, les unions entre elles aboutissent toujours à des êtres parfaitement constitués ce qui semble indiquer que tous les hommes doivent avoir eu des ancêtres communs.
C'est bien là ce que supposait le monde savant il y a seulement une dizaine d’années, aussi était-on à la recherche du berceau de l’humanité, mais au cours d’un colloque organisé par l’UNESCO en 1972 une théorie nouvelle a vu le jour, celle du polycentrisme qui a eu de nombreux adeptes. D’après cette nouvelle théorie l’homme moderne serait né plusieurs fois dans des centres géographiques différents car les premiers hommes de l’Europe semblent présenter un air de famille et il en est de même pour les premiers hommes d’Asie, mais cet air de famille n'est pas le même pour les uns et les autres ; il faudrait donc supposer qu'il y a entre eux une différenciation; très ancienne et il n'y aurait plus lieu de rechercher un berceau de l’humanité. Faut-il donc faire descendre tous les hommes de l’Homo erectus africain ? M. Yves Coppens sous-directeur du Musée de l’Homme de Paris le croit assurément car il a écrit : « L’origine africaine de l’homme semble confirmée par le fait que ce continent est le seul à avoir livré des hommes qui ont vécu il y a entre huit et deux millions d’années tandis que les hommes les plus anciens de l’Asie ne remontent pas à plus de deux millions d’années).
Nous avons tenu à savoir ce que l’on pensait aujourd’hui de toutes ces questions au musée de l’Homme de Paris. Celui-ci n'a pas de directeur, mais il a une direction collégiale dont M. Yves Coppens est le Paléoanthropologue, son opinion sur les questions qui nous occupent est donc primordiale. Il a été assez aimable pour nous adresser quelques notes dont voici le résumé :
Il semble bien que le genre Homo ait eu une origine unique et que cette origine soit africaine cai4 on n'a jamais découvert d’hominidé aussi ancien ayant vécu en dehors de ce continent. Le premier homme dénommé Homo habilis est l’ancêtre de l’Homo erectus. Certains parlent en effet d’origine polycentrique, mais il ne s'agit que de l’origine de l’Homo sapiens. Ce polycentrisme, s'il est un jour démontré, n'excluant absolument pas la théorie de l’origine africaine et unique du genre Homo. L’itinéraire et les migrations de son expansion semblent avoir été les suivants : sans avoir eu à traverser aucune mer, des marches rayonnantes ont permis aux premiers hommes de parcourir le continent africain ce qui explique que l’on ait pu retrouver) bien des galets aménagés par eux a beaucoup d’endroits de ce continent mais toujours d’après M. Yves Coppens ces premiers hommes seraient parvenus à traverser la Mer Rouge au détroit de Bab el Mandei qui était jadis plus étroit qu'il ne l’est aujourd’hui. Les uns étant remontés vers le nord auraient pu atteindre l’Europe et justement on a découvert en France dans le Massif Central à Chilhac dans la Haute-Loire des pierres taillées que l’on fait remonter à 1 800 000 ans, tandis que les autres auraient poursuivi leur avance vers l’Asie tropicale et l’Indonésie, ce qui expliquerait la découverte dans l’île de Java du Pithécanthrope que l’on fait remonter à 1 900 000 ans, à un moment où cette île était reliée par la presqu'île de Singapour au continent asiatique et l’on trouve des traces de leur passage en Chine il y a environ deux millions d’années. C'est vraisemblablement à partir de l’Asie qu'a été peuplée l’Amérique il y a peut-être une centaine de milliers d’années et l’Australie il y a 30 à 40 000 ans.
Tels sont les précieux renseignements qui nous ont été donnés par M. Yves Coppens sur ce qui a pu se passer sur la terre depuis environ deux millions d’années ; ne sommes-nous pas trop prétentieux en essayant d’imaginer ce qui a pu avoir lieu postérieurement à cette date, il y a un peu moins d’un million d’années. On peut assurément supposer que l’Homo erectus, les siens et leurs descendants plus évolués que leurs prédécesseurs, mais aussi plus conscients de la supériorité que leur donnaient sur les animaux l’intelligence et la parole ont pu, eux aussi, entreprendre des voyages dans le but de rechercher les endroits où ils pourraient vivre le plus agréablement possible. Ignorant l’époque de leur départ, leur itinéraire et leurs péripéties, le récit de tels voyages est pure invention de notre part ; nous disposons cependant de quelques jalons, ce sont toutes les stations préhistoriques où l’on a retrouvé des vestiges humains remontant à plus de 500 000 ans.
Bien que ce ne soit là qu'une supposition, il n'est pas impossible de croire que ces hommes aient pu suivre le cours du Nil Bleu qui prend sa source en Ethiopie dans le lac Tana. A bien des endroits nos voyageurs seraient restés à une certaine distance du fleuve dont les rives sont parfois impraticables, mais ils auraient eu ainsi l’eau dont ils pouvaient avoir besoin et qui maintenait au voisinage une végétation et une vie animale à laquelle ils étaient accoutumés. Certains d’entre eux ont pu s'arrêter aux sites qui leur ont paru les plus attrayants, par exemple au Fayoum près du Caire où l’on a retrouvé des gisements fort anciens. D’autres groupes ont pu arriver jusqu'à la Méditerranée dont ils ont sans doute suivi les côtes du Liban et de la Syrie jusqu'à Latamne où l’on retrouve leurs traces, de là ils purent atteindre l’Europe en passant par la Turquie, les Balkans, la Hongrie et l’Allemagne ; on retrouve en effet leurs vestiges à Vestesszôllôs en Hongrie et près d’Heidelberg où l’on a découvert la mâchoire du fameux homme de Mauer remontant à 500 000 ans. Ils seraient ensuite passés en France au pied du Mont Boron près de Nice. Ce sont sans1, doute quelques-uns des leurs dont on vient de retrouver des vestiges remontant à un peu moins de 500 000 ans dans la grotte de l’Aragon près de Tautavel, Pyrénées-Orientales ; enfin on les retrouve à Torralba en Espagne.
De Latamne en Syrie d’où nous supposons que certains groupes ont pu se diriger vers l’Europe, d’autres groupes ont pu en longeant l’Euphrate rejoindre la côte nord du Golfe Persique qu'ils n'auraient eu qu'à suivre le long de l’Iran pour atteindre l’Inde et la Chine qui sont devenus les pays les plus peuplés du monde.
Ayant supposé que l’homme avait apparu tout d’abord en Ethiopie d’où il serait parti jadis pour conquérir et peupler le Monde, nous nous sommes demandé si ce pays qui aurait été capable de réaliser une œuvre aussi colossale, n'aurait pu conserver jusqu'à nos jours une priorité que l’on pourrait encore déceler.
Nous avons des renseignements fort anciens mais très précis sur l’Ethiopie africaine par un livre d’Hérodote intitulé « Polymnie » et qui remonte environ à 2 500 ans, livre dans lequel l’auteur fait le récit de la seconde guerre médique entre la Grèce et la Perse. Le roi de Perse Xerxès avait demandé à quelques autres peuples de lui envoyer des troupes qui se seraient jointes aux siennes pour combattre les Grecs. Dans ce livre Hérodote décrit les uniformes, armes et équipements de tous les soldats qui composaient l’armée de Xerxès, ce dont on peut conclure que les Ethiopiens avaient une civilisation très inférieure à celle de tous les peuples orientaux qui les entouraient ; ils n'avaient donc conservé aucun souvenir de l’époque où ils furent, croit-on, les instigateurs de l’événement le plus important de l’histoire du monde qui est le début de l’humanité.
Que conclure de tout cela si ce n'est que l’intelligence de l’homme est en continuel développement. Il y a deux millions d’années l’Homo habilis de Leakey avait une capacité cérébrale inférieure à 700 centimètres cubes ; un million d’années plus tard l’Homo erectus a une capacité de 1 000 centimètres cubes. De nos jours, c'est-à-dire après un nouveau million d’années, elle atteint 1 200 à 1 600, l’esprit de l’homme est donc en continuel progrès et l’on peut espérer qu'il fera encore des découvertes sensationnelles, mais s'il est possible d’admettre qu'il pourra se transformer que sera-t-il demain ? Nul ne peut le prévoir, espérons cependant que ses extraordinaires découvertes ne lui seront pas fatales.
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Les origines de l’homme. Le chaînon manquant. — Editions Time Life (traduit de l’anglais), 1977.
Dictionnaire de la Préhistoire. — Larousse, 1977.
Archéologia. — L’évolution vers l’homme, 70 millions d’années, numéro de novembre 1977.
Initiation à l’Archéologie et à la Préhistoire. — Les origines de l’homme, numéro d’octobre-novembre 1978.
Fondation Singer Polignac. — Les origines humaines et les époques de l’intelligence. — Masson, 1978.
Le Figaro Magazine. — Du nouveau sur les origines de l’homme, numéro du 3 février 1979.