Journal 1918 Mise à jour avril 2019
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18 janvier 1918 - Les deux mois d’emprunt sont finis. Une combinaison pour me faire nommer au G.Q.G. échoue au dernier moment. Je ne sais encore pour quelles choses et je reviens au 16e C.A.. Le colonel Morigne me propose pour un emploi à son 2e bureau sous les ordres de Régis, croyant qu’il manquait un officier à son état-major. C'était une erreur et le G.Q.G. refuse de me nommer en surnombre et me propose une place au 14e C.A.. Mais le général Mayoulet a un candidat et je suis évincé. L’Armée où j'ai retrouvé le commandant Vernier, me propose une place à l’état-major de Belfort, j'accepte de principe et l’affaire en est là.

Masevaux

Que s'est-il passé pendant ces deux mois. Au C.A., aucune offensive sur le Kahlberg ; nous établissons notre Q.G. à Masevaux et prenons le front depuis le ballon de Guebwiller jusqu’au pont d’Aspach, entre le 21e C.A. (Gérardmer) et le 14e C.A. (Montre-Vieux). L’idée de défensive reprend le dessus et l’on construit très rapidement, avec réquisition de la main-d’œuvre civile et même Italienne, de nombreuses positions de 2e et 3e lignes.

C'est que les Boches, délivrés e la menace russe, méditent une grande offensive contre le front occidental !

En Russie, c'est l’anarchie complète ; Lénine et la bande de bolchevicks sont au pouvoir. Ils représentent le comité des ouvriers et soldats ; ils répudient toute organisation du passé et suppriment tout ce qui peut les gêner, confisquent tous les biens, détruisent tous les principes de justice et d’ordre, renient la dette étrangère et enfin, essaient à Brest-Litovsk de négocier la paix avec les empires centraux sur la base de ni conquête, ni indemnité .

L’état russe s'est aussitôt dissocié en plusieurs républiques indépendantes, la Finlande, l’Ukraine, etc… C'est le gâchis pour de longues années encore, à moins que les Allemands las de négocier en vain n'y mettent bon ordre.

Les malheureux roumains, répudiés par Petrograd, se trouvent dans une situation désespérée et presque sans issue.

En France, sous la poussée de l’opinion publique, un ministère Clémenceau arrive au pouvoir pour faire la lumière sur toutes les trahisons passées.

Malvy passe en haute cour, Caillaux est arrêté , Charles Humbert inculpé. La vérité est en marche ; mais il y en a encore beaucoup de points d’interrogation, comme la complicité de la Sureté Générale, etc…

24 janvier 1918 – Masevaux – Après être descendu à Lure au siège de la VIIe armée, où je retrouve les camarades Delasalle, Arveuf, de Waru, Davin, capitaine Vernier, je repars le lendemain par l’auto de liaison qui fait le service du courrier.

L’Etat-major n'a pas eu de changement à part le commandant de Groussore au 1er bureau, mon remplaçant le capitaine Roch de l’active à la section du courrier.

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L’on m'affecte au 2e bureau (renseignements sur l’ennemi), travail multiple et très intéressant. Malheureusement, l’E.M. étant au complet, le G.Q.G. ne ratifie pas la proposition. Le chef d’E.M. qui se trouve à Vitry à un cours d’artillerie ne peut maintenir un point de vue et le général ne voulant faire aucune proposition non réglementaire me remet à la disposition de l’Armée. Mon sort est donc encore à fixer ?

C'est dommage car je prenais goût au travail du 2e bureau ; j'étais allé faire un stage de quelques jours à l’Armée pour l’interprétation des photos aériennes et je m'intéressais vivement à mes nouvelles fonctions. Tant pis, la vie n'est-elle pas faite que d’imprévu ?

12 février – Mon sort n'est pas encore fixé. Une place au 1er bureau du 14e C.A. qui m'était offerte est comblé par une créature du général Margoulet qui commande ce C.A.. L’Armée m'offre une place à l’E.M. de la place de Belfort et j'accepte, supposant que le général Corvisart étant buté sur mon sort ne voudra jamais prononcer de lui-même une proposition d’affectation à l’E.M. de l’AD 32 par exemple où j'avais voulu aller.

Au C.A., rien de nouveau. Deux prisonniers faits à la suite de petits coups de main confirment l’ordre de bataille (30e DR bavarois, 7e DC). Nous avons la visite de Clémenceau ; ce dernier, conduit par le curé va jusqu’à l’église où il prend place pour écouter les belles orgues de Masevaux. Vous me faites faire tout ce que vous voulez, dit-il au curé, même aller à l’église (11 février 1918).

Les Boches font la paix avec l’Ukraine désespérant de la faire avec les Bolchevicks qui ne veulent ni paix, ni guerre . Mais que représente exactement l’Ukraine comme état ? Quelles seront ses frontières ? Ultimatum à la Roumanie ? Quelle angoissante situation pour ce peuple fidèle à ses alliances même dans son malheur ! Quelle leçon pour le peuple russe !

Depuis un mois nous jouissons d’une température exceptionnelle et de belles journées ensoleillées.

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Le 8 février, le député Erzberger aurait dit à une personnalité allemande résidant en Suisse :

Au cours des deux prochaines semaines, le sort de l’Europe se décidera. L’Autriche est en train de négocier directement avec l’Amérique. Elle voudrait conclure la paix le plus tôt possible ; elle y est d’ailleurs forcée. Nous n'avons que la crainte d’être gênés dans ces pourparlers par le parti militaire, par Ludendorff et par Hoffmann. Nous avons obtenu d’eux qu’ils retardent de 15 jours la grande offensive. Il faut que pendant ce temps les négociations aboutissent à un résultat. Si elles échouent, la grande offensive sera engagée avec une violence et une absence d’égards en comparaison desquelles toutes les batailles vues jusqu’ici ne seront qu’un jeu d’enfant.

Bien des indices donnent à croire qu’une fois de plus, Ludendorff fera échouer tous nos efforts car il est convaincu d’enfoncer les fronts anglais et français avec l’aide des troupes ramenées du front russe. Huit jours se sont déjà écoulés.

Je ne crois pas que les ouvriers allemands se laisseraient imposer une 4e campagne d’hiver. Si l’Autriche se détache de nous ce qui est inévitable au cas où la guerre se prolongerait, ne suis convaincu que nous aurions aussi une révolution telle que l’Allemagne n'en n'a jamais vue. Certains partis ne veulent pas le croire et c'est pourtant la vérité. Espérons que ces pourparlers réussissent ; une seule chose m'inquiète, c'est la brièveté des délais.

13 février – Le président Wilson répond qu’il ne semble pas trouver un terrain d’entente dans les propositions d’Hertling, et que la paix ne pourra avoir lieu que lorsque le militarisme allemand sera brisé. Et je crois que cela n'arrivera que par une révolte du peuple allemand, mais combien lointaine encore !

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Je vais visiter notre observatoire de Rageuse sur le Hochberg (NE de Bourbach-le-Haut). Vue splendide sur toute la plaine d’Alsace depuis Cernay jusqu’à Mulhouse, Altkirch et quelquefois, par temps clair, jusqu’à Bâle. Au-delà de la ligne blanche du Rhin fermant l’horizon, la Forêt Noire, les Alpes dont les sommets resplendissant au soleil et la ligne du Jura. Aux pieds l’on voit les contours des immenses forêts du Nonnenbruch et du Hardt et tous les points connus du secteur, les Idiots, Pont et gare d’Aspach, le Kahlberg, etc…

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16 février – Bolo, le fameux pacha aventurier est condamné à mort pour quatre chefs d’accusations. Tout le monde se réjouit de ce résultat qui laisse espérer que les autres coupables, les puissants, les Malvy, les Caillaux qui avaient favorisé toute cette campagne défaitiste seront enfin atteints par la justice.

17 février – Le G.Q.G. me désigne pour l’Etat-major du commandant d’armes de Belfort, le général Gency. Je quitte donc mes fonctions du 2e bureau que je remplissais avec plaisir et j'abandonne définitivement le 16e C.A. avec qui j'avais commencé la campagne !

19 février – C'est de Montmorin qui me remplace au 2e bureau. Je profite de ma liberté et du beau temps et je fais avec Devigny l’ascension à cheval du Rossberg. Magnifique vue sur les Vosges, les ballons d’Alsace, de Guebwiller, le Bairenkopf, sur la plaine alsacienne ; malheureusement gênée par la brume. Nos chevaux se comportent fort bien sur les pentes raides de la montagne. Très agréable excursion dans les belles forêts de hêtres et de sapins.

L’Allemagne, à la suite de la rupture des pourparlers de Brest-Litovsk par Trotski, dénonce l’armistice, et fait avancer ses armées. Ils veulent sans doute faire cesser cet état d’anarchie qui menace de gagner le peuple allemand, et en Ukraine ils soutiennent le parti de l’ordre bourgeois avec qui ils ont traité contre les bolchevicks qui avaient déclaré la guerre à l’Ukraine.

Comme défense, Trotski lance une proclamation aux soldats allemands en essayant de leur montrer comment le gouvernement boche les dupe, mais je crains bien que cela ne soit pas suffisant.

Mais les Allemands que veulent-ils faire ? Ils occuperont peut-être l’Ukraine, les terres noires qui produisent du blé sous prétexte de venir au secours du parti de l’ordre, et ils l’exploiteront pour en tirer de la nourriture. Mais pour occuper militairement un pays comme la Russie, en pleine décomposition, n'est-ce pas jouer avec le feu des théories révolutionnaires qui peuvent à la longue s'infiltrer dans leurs armées ? Et s'ils veulent réellement faire une offensive en Russie, ils devront renoncer momentanément à attaquer le front occidental. Attendons pour juger ces événements qui dépassent toute prévision ; chaque jour de cette grandiose guerre apporte des inconnues nouvelles.

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En tout cas, les Autrichiens se réservent. En Angleterre, la démission de William Robertson, chef d’état-major général, laisse prévoir plus d’union dans les efforts des Alliés.

20 février – Je quitte demain l’E.M.. J'y laisse de bons camarades mais trop récents pour me donner trop de regrets ; les vieux des durs jours d’épreuve, les de Metz-Noblat, Paliès, Basile, Cave, Roton, Pamard, Rivière, Mendigal, Peyré sont partis les premiers. Les nouveaux ne datent que de Rampont à peine. Le sous-chef, le lieutenant-colonel Hermetont boit le champagne à ma santé ; c'est le diner d’adieux.

Belfort

21 février – J'arrive à l’E.M. du commandant d’armes de la place de Belfort, le général Gency, par l’auto de liaison du corps d’armée. Il fait froid, la neige tombe.

Mon prédécesseur, le capitaine Troubat me reçoit et m'initie à mes futures fonctions, dont la principale est la surveillance des forts de la place ; il y en a 26 depuis la vallée de la Haute Moselle avec le fort de Rupt jusqu’à la frontière suisse avec le Lormont.

Mais avant de m'initier complétement à mon service, le général Gency m'envoie en permission. Départ le 26 février.

Paris

Permission du 26 février au 13 mars

Rentré le 13 mars. J'étais à Paris le 11 mars, jours d’un bombardement par avion. Paris est si grand que c'est peine lorsqu’on y est enfermé dans une chambre d’hôtel si l’on s'aperçoit du raid, et si l’on dormait, l’on en serait nullement réveillé ! À aucun moment, je n'ai eu l’impression d’un danger réel ; tout dans la vie n'est qu’habitude en comparaison ; et quand je me souviens des bombardements de Rampont l’été dernier à Paris, j'en ressentais de la sécurité. Et pourtant il y a eu des victimes ; par réflexion rétrospective, cela impressionne les civils qui ne connaissent aucune des souffrances de la guerre.

L’alerte a commencé à ma sortie du restaurant vers 9 heures. Dans la rue, nuit noire sans lune ; une légère brume rend les ténèbres encore plus opaques ; aucune lumière nulle part ; encadré par les hautes maisons, c'est l’obscurité complète et il faut connaître Paris pour savoir à peu près ou sont les rues et trottoirs.

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Quelques gens affolés se précipitent vers les caves-abris. De chez le restaurant Prunier que je quitte, je rentre tranquillement au Grand-Hôtel. Tous les taxis ont éteint leurs lanternes ; plus de circulation. À l’hôtel, beaucoup de voyageurs ont fui leur chambre et sont assis dans le vestibule d’entrée ou sur les marches des escaliers, près de l’ascenseur où ils sont moins en sécurité que dans leur chambre car une bombe tombant sur la cage de l’ascenseur les tuerait tous en éclatant au rez-de-chaussée. Ce que c'est que l’ignorance d’un danger ou l’idée de se croire à l’abri. Pas d’affolement ; les conversations vont leur train : et l’on attend la fin du raid. Vers minuit 30, le raid est fini. J'étais à ce moment sur le boulevard Saint-Germain. Dans l’obscurité je sous mes pas comme un tapis de débris de verre. À la lueur d’une lampe de poche, j'aperçois une grosse flaque de sang au coin de la rue de l’Université. Une bombe est donc tombée par là. En effet, en regardant plus attentivement, j'aperçois dans l’obscurité une pompe à vapeur devant le ministère de la guerre. Une bombe incendiaire y avait mis le feu sur les services de santé ; éteint tout de suite, contradictoirement aux bruits qui couraient le lendemain dans Paris : le ministère de la guerre est en feu . Bruits répandus par des gens voulant paraître informés. En face le ministère, sous un porche d’une maison, quelques cadavres alignés et gardés par un sergent de ville, encore tout pale d’émotion : il avait eu pendant quelques minutes l’impression de la guerre.D’autres bombes avaient encore brisées des vitres et tuées quelques passants en face du ministère de l’agriculture, au coin du boulevard Raspail où une grosse flaque de sang se trouvait au pied de la statue de Chappe. Mais ce sont surtout des bombes sans retard, dangereuses pour les piétons attardés. Les tous qu’elles font dans la chaussée sont à peine visibles. Il y a eu aussi des bombes incendiaires car des devantures de boutique ont commencé de brûler.

Peu à peu, les habitants sortent de leurs abris et s'éclairant avec des moyens de fortune regardent les effets des bombes et recherchent comme souvenir et fétiches quelques débris. Cela formait des groupes typiques de femmes en cheveux, d’enfants, à peine éclairés par une bougie où une lampe pigeon. Vrais tableaux de guerre dignes de figurer dans l’Illustration par Simont ou un Sabattier

Villefranche

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À Villefranche, l’on s'aperçoit encore assez peu de la guerre au point de vue de la nourriture ; le pain y est bon et blanc ; les vivres ne manquent pas. Il y a restriction pour le sucre, le charbon e le pétrole, et retour de Sète, je fais des heureux en rapportant 10 litres de pétrole, cadeau de mon directeur.

Le syndicat agricole avec Serin, Girou, Cazals se plaint toujours du manque de direction et de cohésion dans les différents services et des tiraillements entre les pouvoirs civils et militaires. Mais, malgré la hausse générale des prix, la commune fait des affaires ; l’argent circule abondamment ; tout le monde dépense et en particuliers les femmes du peuple qui n'ont jamais eu autant d’argent grâce aux allocations. Le vin est à 110 Fr. Ce qui manque le plus ce sont les moyens de transport. Dans le bas Languedoc, l’or circule, un vrai pactole et la demande d’achats de propriétés comme placement fait hausser le prix de la terre.

Belfort

13 mars – Je reprends mes fonctions à l’E.M.. L’offensive boche que tout le monde attendait et que la presse auto-boche avait commencé à grand fracas n'a pas encore eu lieu. Il est vrai que les Allemands sont encore fort occupés par l’organisation de leurs conquêtes en orient. Ils occupent la Livonie, l’Estonie, l’Ukraine et Odessa ; ils ont contraint la Roumanie à la paix, la Finlande offre la couronne ducale au Kaiser, les Boches appariassent comme les sauveurs de l’ordre et de la propriété ; ils sont les maîtres en Russie, où après réorganisation ils vont trouver l’an prochain les vivres nécessaires ;

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il leur suffit de joindre les deux bouts cette année-ci et après ils ne seront guère plus gênés que nous au point de vue du ravitaillement. Aussi leurs journaux semblent depuis quelques jours opérer un revirement et ne parlent plus de la nécessité d’une offensive ! Est-ce une feinte ; je ne le crois pas ; après leurs essais infructueux sur le front français ils n'ont aucun avantage à risque leurs victoires acquises sur un atout incertain.

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Ils essaieront peut-être auparavant leur habile tactique de supprimer les plus faibles, de chasser les alliés de Salonique et de tenter une offensive contre l’Italie. Pendant ce temps-là ils comptent sur leurs sous-marins pour empêcher les Américains d’arriver en masse et pour gêner le ravitaillement de l’Europe.

Les Japonais qui devaient intervenir en Sibérie discutent encore et marchandent leur intervention ; La Russie nous échappe de plus en plus ; pourvu que le Kaiser ne rétablisse par la dynastie des Romanov à son profit ?

Voici quelques extraits de journaux boches au sujet des intentions du commandement :

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18 mars – Le Reichstag discute le traité de paix avec la Russie. Le chancelier Hertling après avoir défini la mainmise de l’Allemagne sur la Courlande, la Lituanie, l’Estonie et la Livonie, ajoute ne nous faisons pas d’illusion sur la paix mondiale ; elle n'est pas encore là… Nous sommes préparés à tout, prêts à faire de nouveaux et lourds sacrifices.

Les Alliés par contre réunis à Londres ont fait la déclaration suivante ; il est à remarquer qu’encore l’Amérique ne participe pas à ces accords solennels et qu’elle fait cavalier seul. Dans cette déclaration l’on reconnait que la griffe du Tigre : ainsi dans un mouvement d’aberration le plus étrange de l’histoire…

Et la lutte continue entre deux systèmes, celui de la force brutale, spoliation du droit, politique de libération et d’affranchissement du peuple, base future de la société des nations républicaines.

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21 mars – Les Boches ont attaqué les anglais sur un front de 80 km entre l’Oise et la Sensée (région de Croisilles) à la suite d’un court mais très violent bombardement par obus explosifs et toxiques. Ils ont pénétré dans les positions de combat par un certain nombre de points. La bataille continue avec violence sur toute l’étendue du front.

Ce sont les armées du Kronprinz, de Bavière. Sans doute le Kronprinz prussien qui commande au nord de Reims et en Champagne va lancer ses armées à l’assaut, l’artillerie se montrant très active dans ces régions-là. Voilà donc déclenchée la grande offensive, annoncée à grand fracas dans tous les journaux boches depuis quelques mois et attendue chez les alliés avec la certitude de na pas céder une fois de plus. Il faut croire que les empires centraux ont des raisons puissantes pour jouer ainsi leur dernier atout. Encore aujourd’hui, Maurice Barrès parle de la grande pénurie des moyens de transports existant en Allemagne, d’où une suite de difficultés sans nombre. Toute la grande misère dont parlait nos journaux existe donc réellement pour que leurs gouvernements ne puis plus attendre, et n'hésitent pas devant une dernière offensive. Si nous résistons, et avec le matériel puissant que nous avons aujourd’hui il ne peut pas en être autrement, l’Allemagne devra s'avouer impuissante à nous battre et accepter nos conditions.

En Amérique germe une idée qui fera son chemin et dont je préconisais l’emploi il y a quelques mois ; projet de Ligue internationale entre les Alliés qui exigerait de l’Allemagne la cessation des hostilités dans un court délai, faute de quoi elle serait exclue de la Ligue et isolée commercialement du reste du monde pour une période qui irait grandissante avec la continuation de la guerre !

Une autre cause selon moi doit aussi terminer la guerre, si elle se prolonge encore jusqu’à l’an prochain ; ce sera l’énorme supériorité d’aviation des Alliés qui nous rendant maître des aires nous rendra aussi maître du champ de bataille ; la lutte sera alors celle d’un aveugle contre un homme qui y voit ; l’aveugle doit succomber.

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23 mars – Que disent les journaux ce matin samedi : la bataille continue, acharnée ; la résistance anglaise s'affirme ; les Allemands ont jeté 40 divisions et appellent de nouvelles réserves.

Très gros échec allemand dit Clémenceau. Le compte-rendu anglais du soir du 21 mars dit que les Allemands continuent à subir de très fortes pertes et que leur progression leur coûte sur tous les points les plus grands sacrifices.

Et il termine en disant : il arrivera de nombreuses divisions nouvelles et il faut s'attendre à de nouveaux combats extrêmement violents.

Au fond, l’on ne sait rien et la situation d’après les journaux apparait optimiste.

Il fait un temps magnifique avec des nuits de lune très éclairés. Aussi les Boches ont-ils copieusement bombardé Belfort hier soir pendant 3 heures. Une vingtaine de bombes, 4 tués et quelques blessés.

24 mars – Une nouvelle fantastique qui éveille toutes les suppositions est annoncée par les journaux et cause un grand émoi. Paris a été bombardé de 7 heures à 16 heures par une pièce à longue portée de 240 dit-on. Or le front est à plus de 100 km, la pièce tirerait donc de 120 km environ. N'est-ce pas digne d’un roman de Jules Verne ? Nous nous demandons si l’on ne nous cache pas quelque chose ? Et malgré soi, l’on devient nerveux. En tout cas, d’ici le 6e C.A. est parti et l’on dit que le 16e C.A. va suivre.

Le communiqué du 22 mars après midi dit :

La bataille s'est poursuivie hier soir jusqu’à une heure avancée sur tout le front de l’Oise à la Sensée. Nous continuons à maintenir l’ennemi sur ses positions de combat. Pas d’attaques sérieuses ce matin, mais il faut s'attendre encore à de violents combats.

C'est assez vague. Celui du 23 mars annonce une situation assez sérieuse, reconnaissant que de puissantes attaques effectuées par des masses considérables d’infanterie et d’artillerie ont rompu notre système de défense à l’ouest de Saint-Quentin.

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Dans cette partie du front de bataille, nos troupes se replient en bon ordre à travers la région dévastée sur des positions préparées à l’ouest. Marcel Hutin dans l’Echo dit que les Boches ont attaqué avec 67 divisions et il ajoute :

Il m'apparait impossible que les Allemands puissent, s'étant tellement engagés sur ce front, songer à créer sur d’autres points des fronts de bataille de telle importance, et il conclut : l’avance allemande tend à se fixer sur la ligne Roisel – Beauvois – Ham ; Hindenburg essaye de reprendre la guerre de mouvements.

Quant à la pièce à longue portée, c'est un canon politique destiné à donner l’impression à l’arrière que Paris est sous le canon allemand.

Au fond, l’on sait que la bataille engagée depuis 3 jours se poursuit acharnée, avec en somme un premier succès pour les Boches qui ont rompu le système défensif anglais.

Mais c'est l’incertitude et une attente angoissante du lendemain devant une bataille aussi colossale.

Sur Belfort jusqu’à 2 heures du matin, les Boches sont venus lancer une cinquantaine de bombes. Peu de dégâts et à peine 3 blessés. Ils lancent deux sortent de bombes : la torpille à ailette de 1m70 environ et qui a la forme d’un cigare, et la petite bombe sans retard qui a des effets si rasants. Et la nuit, c'est un fracas énorme d’obus qui éclatent, de mitrailleuses qui claquent, et des bombes qui se distinguent à peine dans tout ce bruit. J'habite une petite maison à un étage et ce n'est pas toujours drôle d’entendre tout ce vacarme autour de moi avec une aussi minime protection.

25 mars – Lundi, encore toute la nuit les avions ont lancé des bombes ; la population supporte bien ces bombardements répétés chaque soir. 70 bombes ont été repérées un peu dans tous les coins de la ville.

Aucun journal de Paris n'est arrivé ; l’on sait simplement que la pièce à encore bombardé Paris, et que les Anglais tiennent sur la Somme et devant Péronne.

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Moi, je vais l’après-midi inspecter les forts du Haut Bois et du Bois d’Oye. Très belle journée.

26 mars – La nuit légèrement brumeuse a été calme. Les journaux disent que les troupes françaises ont commencé à intervenir dès le 23 mars dans la bataille en cours sur le front britannique. Elles mènent le combat pour défendre la trouée de l’Oise, autour de Noyons entre Chambres et Guiscard.

La tactique boche voudrait séparer en deux les armées alliées en rejetant les Anglais au nord de la Somme et les français sur l’Oise. Ils poussent divisions sur divisions, et certains parlent aujourd’hui du chiffre énorme de 80 divisions. Heureusement que leurs pertes sont très élevées, de 30 à 50%.

En tous cas, la minute est très grave ; le G.Q.G. menacé à Compiègne s'est dit-on transporté à Provins. Les permissions sont supprimées. Attendons avec confiance, c'est une dernière bataille de la guerre.

J'écris ces lignes dans ma chambre pendant un très gros bombardement par avions.

L’alerte a été donnée à 21 heures 30 ; sirène et clairons ; puis peu après les premières bombes sont tombées ; mais ce soir la défense ne fait pas le vacarme de l’autre soir, du moins jusqu’à 23 heures. Il semblait que nos avions de chasse profitant de la pleine lune avaient pourchassé le boche, car on entendait de nombreux crépitements de mitrailleuses dans les aires. Il est 23 heures 30 et j'entends encore de nombreux éclatements dans toutes les directions. De nombreux ronflements de moteurs aussi. Puis par moments tout se calme, pour recommencer soudain avec un bruit de tonnerre. Je suis aussi calme que d’habitude. L’on se fait à tout. Demain je verra le nombre de bombes jetées et les dégâts, n'étant pas de service ce soir. Je vais me coucher.

27 mars – L’alerte a duré jusqu’à 2 heures du matin. Ils ont jeté près de 80 bombes. Pas de blessé, peu de dégâts.

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Tout le monde se presse devant les communiqués affichés à la préfecture ; la population est froide et raisonne sans anxiété. Malgré le recul l’on a confiance en l’expérience de notre commandement avisé. Et l’on se dit sans doute à juste titre qu’un aussi grand recul à travers des régions dévastées doit amener l’artillerie boche à un état d’infériorité. Le front de combat s'établit en arrière de la ligne Albert, Bray, Chambres, Roye, Noyon. Toutes ces villes, y compris Arras, ont été évacuées.

Arriveront-ils sur la ligne Doullens, Amiens, Montdidier, Compiègne ! On ne le croit pas, l’arrivée des réserves franco-britanniques devant rétablir la situation.

Si Hindenburg avait malgré cette formidable bataille assez de divisions et de matériel pour attaquer en Champagne la situation deviendrait tragique. Ce serait à notre détriment la double attaque simultanée qui peut seule donne un résultat.

Mais l’on dit que les Boches ont engagé plus de 70 divisions et que ses pertes sont élevées ; et il ne peut songer quant à présent créer un autre front d’attaque. Le sort du monde se joue en ces journées tragiques !

Les attaques allemandes sur certains points semblent moins furieuses et chaque heure gagnée par les Alliés sans la rupture stratégique cherchée par Hindenburg a un prix inestimable. Nos réserves se massent et vont pouvoir contre-attaquer.

L’on commence à voir un peu plus clair dans cette gigantesque bataille et bientôt sans doute tous les espoirs seront permis par notre violente contre-offensive. Le 1er acte a été un succès tactique pour les Boches ; ils ont percé le front à coup d’hommes, leur préparation ayant été très courte. Leur dispositif présentait 3 divisions placées l’une derrière l’autre. Elles étaient destinées à fournir les étapes successives vers le but définitif.

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Après le 1er acte il y avait jusqu’à présent un entracte assez long ; la caractéristique de cette nouvelle bataille est la suppression des entractes ; c'est une audace et c'était une nécessité car il fallait rompre le front franco-anglais avant l’arrivée des réserves alliées. Aussi les Boches n'ont pas hésité à retirer des autres fronts des troupes prêtes à y être engagées pour forcer la victoire. Le 2e acte de la bataille est rempli par cette lutte pied à pied pour ralentir la marche de l’ennemi et donner à nos réserves le temps nécessaire d’achever leur manœuvre. La poussée a été formidable ; elle cherchait la percée sur un point de moindre résistance pour marcher droit sur la mer, et visait à isoler l’armée anglaise en prenant Amiens et en coupant ainsi la grande ligne Paris, Amiens, Boulogne.

Or aujourd’hui soir du 28 mars, les dernières nouvelles disent que nous tenons à l’ouest de Montdidier et les Anglais autour d’Albert.

Le 3e acte va bientôt s'ouvrir par notre contre-offensive. Les boches doivent avoir d’énormes difficultés pour faire suivre leur grosse artillerie et s'alimenter en munitions ; nous nous replions au contraire sur nos réserves intactes dans un pays où toutes les voies de communication sont en bon état pour fonctionner à plein rendement ; c'est un gros avantage qui doit donner confiance.

Les Boches ont, dit-on, 97 divisions engagées sur les 185 qu’il a sur notre front, soit la moitié ; elles doivent être fortement entamées ; pour alimenter cette poussée, il va puiser sur toutes ses réserves des autres secteurs et l’empêchera de tenter ailleurs une autre poussée analogue.

Les Allemands paraissent au bout de leur élan ; on constate déjà une diminution très notable de l’effort qu’ils fournissent. Les pertes que les troupes françaises leur ont fait subir ont été extraordinaires.

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Cette bataille semble avoir réalisé de commandement. Nos troupes au sud-ouest d’Albert sont venues à marches forcées s'intercaler dans les rangs de nos alliés britanniques et combattent sur les deux rives de la Somme. Toute heure qui passe sans que l’avance sans que l’avance allemande vers Amiens se précipite est une heure gagnée pour les Alliés.

Une autre caractéristique de cette bataille est le rôle ruineux joué par l’aviation grâce à un beau temps incomparable. Des tonnes d’explosifs et des centaines de milles de cartouches ont été tirées ou jetées avec efficacité sur l’infanterie boche en formations serrées, les colonnes de cavalerie, les convois, les nœuds de chemin de fer : l’aviation mène le combat par escadrilles et par groupes d’escadrilles après avoir repoussé l’aviation de chasse ennemie. Nos avions d’infanterie évoluant en pleine bataille relèvent sans relâche la position de nos lignes et des lignes allemandes.

La maîtrise de l’air, véritable finira par donner la victoire à la nation qui la possèdera sans contexte.

28 mars – Le temps légèrement brumeux avec lune voilée nous a permis de dormir tranquillement. Clémenceau qui revient du front a dit que si le ralentissement constaté et qui était un fait, se prolongeait 24 heures, il croyait pouvoir répondre du lendemain.

La bataille continue formidable dans la région de Lassigny et de Noyon, nos héroïques régiments brisent de puissantes attaques boches ; les Anglais livrent de puissants combats sur la Somme. On tient.

29 mars – L’on commence à endiguer la pression ennemie ; sur certains points nos poilus dans de splendides charges à la baïonnette ont reconquis des positions. Enfin nous avons l’unité de commandement ! Foch est nommé généralissime. Les Anglais reconnaissent l’infériorité de leur commandement.

Amiens reste l’objectif visible de l’ennemi.

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30 mars – Les Boches sont arrêtés autour de Montdidier. Le général Pershing réclame sa place et celle de ses soldats dans la grande bataille. Sérieuse défaite à l’est d’Arras. Ralentissement sensible de l’offensive ennemie sur le front de l’Oise. On tient plus que jamais. Dans notre région, le 16e C.A. est parti. Le 40e C.A. va suivre ; deux de ses divisions sont parties ; de nombreuses batteries ont été retiré du front qui s'animait de jour en jour. La grande bataille aspire toutes nos forces.

Un obus de la grosse pièce tombe sur Saint-Gervais le vendredi Saint pendant la cérémonie des Ténèbres et tue 75 femmes ou enfants et blesse 90 personnes.

31 mars – Jour de Pâques – La bataille a repris hier avec une nouvelle violence pendant la nuit. Les Allemands attaquent furieusement sur un front de 50 km dans la région de Lassigny ; partout nos troupes repoussent victorieusement l’ennemi en lui infligeant des pertes sans précédent.

Stabilisé au centre, au nord, Ludendorff se rue au sud. Tentative suprême de rupture à tout prix, où les Boches engagent de nombreuses divisions fraiches ; assaut extrêmement dur, résister c'est vaincre.

1er avril – Nous avons tenu ; nos réserves affluent. Moreuil a été enlevé de haute lutte par les troupes franco-anglaises. L’ennemi épuisé ne s'est livré hier sur notre front qu’à des attaques locales.

Clémenceau avait raison, et la situation s'améliore très sensiblement.

2 avril – 48 heures d’accalmie relative ont permis aux Alliés de travailler très utilement aux vues de fixer l’ennemi qui semble se mettre sur la défensive sur le front de Montdidier – Noyon, marquant ainsi leur intention de porter un nouvel effort sur le front britannique. L’on dit aussi que des divisions bulgares et autrichiennes auraient fait leur apparition sur notre front.

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L’on m'a dit aussi que les C.A. Anglais auraient eu toute latitude pour faire leur retraite, ce qui expliquerait leur défaut de liaisons et certains trous de plusieurs kilomètres qui auraient existé entre leurs troupes.

4 avril – Clémenceau de retour du front dit :

La bataille n'est pas finie ; ce sera encore dur, mais on est paré !

6 avril – La bataille recommence, dure et ardente, en poussée sur Amiens. C'est à peine si sous ces violentes attaques dont les vagues se renouvellent jusqu’à 10 fois, nos troupes cèdent quelques villages. Mais notre ligne tient bien, et Foch définit la situation en disant :

Le flot expire sur la grève.

7 avril – Nous résistons toujours et aucun succès décisif n'a lieu après 17 jours d’offensive. L’opinion publique en Allemagne semble s'énerver devant l’énormité des pertes et les médiocres résultats obtenus. Ce n'est plus la paix victorieuse promise à bref délai ; le silence succède outre Rhin au frénétique délire des premières journées. Et en France, au contraire, avec Foch et Clémenceau, l’on a confiance. Voilà les troupes américaines qui pour entrer plus tôt dans le conflit consentent à être enchâssées dans l’armée française, et cela peut décider de la victoire. En Amérique, Wilson, éclairé par les exigences du parti militaire allemand dans les questions orientales, reconnait dans un discours que

Seule la force décidera si la justice et la paix gouverneront les hommes.

Notre situation sera belle une fois que nous aurons décidément dominé cette offensive et passé ce moment le plus dur, peut-être, de la guerre, où la criminelle défection des Russes a rétabli momentanément l’équilibre militaire au profit des Empires centraux.

Auront-ils Amiens ? Je ne crois pas? Ce sera une ville martyre de plus. Mais la prise d’Amiens devait être le commencement de leur opération alors que maintenant, s'ils prenaient Amiens, ce serait le bout de leur gigantesque effort.

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Dans notre région de Belfort, la pluie nous préserve des raids d’avions nocturnes. Je continue de m'occuper activement de tous les forts d… C'est un gros travail pour leur permettre de donner leur rendement maximum.

7 avril 1918

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Avril 1918 – Octobre 1918

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Pendant les derniers succès boches – Avril 1918

Je reprends ces quelques réflexions au jour le jour, après deux mois d’interruption. Pendant tout ce temps, j'ai eu trop de préoccupations et de responsabilité pour songer à jeter quelques notes sur ces feuilles.

Par mes fonctions, j'ai été à même de juger de l’incurie incroyable de certaines gens, du farniente ou du je m'enfoutisme, d’un laisser-aller pénible qui éclaire nos revers actuels et expliquent ce qu’on appelle des défaillances, en termes indulgents, pour ne pas dire crimes . Que s'est-il passé depuis ces deux mois au point de vue général de la guerre ? De nombreuses surprises peu explicables par des raisons plausibles. Après leurs attaques sur Amiens enrayées, les Boches ont essayé de gagner la mer, vers Dunkerque. Ils ont pris le mont Kemmel et se sont emparés de Bailleul et rapprochés d’Ypres par le sud.

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Ils ont attaqué aussi autour d’Arras et essayé de prendre notre dernier bassin minier. Mais nos poilus ont une fois de plus tenu le coup et les Boches se sont arrêtés pour souffler.

Pendant près de 6 semaines ils ont regroupé leurs forces et préparé un nouveau coup. Où allaient-ils le porter ?

Heureusement que nos ailes n'ont pas lâché ; à droite sur la montagne de Reims et à gauche au débouché de Soisson et aux lisières de la forêt de Villers-Cotterêts l’on arrête et l’on repousse l’ennemi.

Grande séance de cris et de tempête à la chambre où l’on demande des sanctions pour les généraux coupables d’incurie ? Clémenceau résiste et obtient un vote confiance de 370 voix environ. L’on dit qu’un général ? sachant que les Boches allaient attaquer le Chemin des Dames avait donné l’ordre à toutes ses réserves de se masser en première ligne, d’où la première ligne enfoncée, les Boches n'ont plus trouvé personne pour les arrêter pendant quelques jours. C'est très possible car une avance semblable et aussi rapide ne s'expliquerait pas sans une incurie grave.

De nouveau arrêtés vers la Ferté Milon et aux lisières des forêts, les Boches se sont arrêtés. Le 9 juin, ils déclenchent une nouvelle attaque de 35 km de front entre Montdidier et Lassigny, mais cette fois-ci, ils trouvent en face d’eux des armées pour les recevoir et ils n'avancent qu’avec lenteur et de très grosses pertes. Nous attendons fiévreusement la fin de la bataille.

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Le fait nouveau ces jours-ci, c'est la réelle participation des troupes américaines à la grande bataille. Ils ont réclamé comme un honneur de participer à la lutte en combattant sous les ordres de nos généraux.

Sur le front de Mont-Alsace, une division américaine est venue relever le 33e C.A.. Ce sont de solides gaillards, très disciplinés et qui saluent avec de la convivialité dans le regard. Ils semblent heureux de venir se battre pour la France et leur rêve de liberté.

J'en arrive à ce que j'ai vu. Le général Gency, commandant d’armes, étant à nouveau chargé des forts de la rive est de la Savonneuse m'avait confié la direction de ce travail. J'attribuais à ces forts une puissance énorme et je me les figurais prêts d’une minute à l’autre à être alertés et capables de se défendre longuement.

Qu’elle n'est pas ma stupéfaction de voir qu’après 36 mois de guerre, leur situation est plus mauvaise qu’en 1914, qu’ils sont inutilisables sur le champ, car tout leur manque, rien n'y est prévu pour leur défense ; aucune garnison n'est désignée pour les occuper en cas d’alerte ; l’électricité ne fonctionne pas, il n'y a presque pas de munitions, les liaisons sont précaires, aucun dispositif n'est prévu contre les gaz, le système d’alimentation en eau est un mystère. Seuls les beaux dossiers existent préparés par mon prédécesseur, le lieutenant-colonel Fakler, mais ils sont faux, pleins de consignes inutiles ; c'est du tape à l’œil qui dissimule mal un état lamentable des forts.

En ayant la responsabilité de tous ces forts, je ne puis cacher la réalité des choses et je fais un rapport sommaire à l’Armée sur l’état des choses déplorable, le 15 avril.

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Le général Gency me le signe sans en changer une syllabe et sans l’avoir en rien inspiré, et mon rapport part à l’Armée.

Vrai pavé dans la mare aux grenouilles. Le général de Boissaudy qui commande la VIIe Armée vient en personne deux jours après voir le général Gency et inspecter quelques forts. Qui vous a demandé ce rapport ? lui demande-t-il ? Mais personne, mon général, j'ai pris sur moi de vous avertir de ce qui se passait. C'est très bien, vous avez bien fait. Le général Gency, le soir même, me rapporte ces paroles et paraissait tout heureux de l’effet qu’il avait signé les yeux fermés.

Alors, tous les bureaux de l’Armée se sont mis en émoi. Après 4 ans de torpeur, ils semblent se réveiller tout à coup ! Et c'est une avalanche de chef de services dans mon bureau ; ils arrivent tous à la fois ; service des eaux, service télégraphique, services électriques, artillerie, gaz, ravitaillement, c'est une procession ininterrompue à qui il faut que je tienne tête et fournissant des explications sur les travaux à prévoir et à entreprendre. Et je suis heureux ; le général Gency me laisse l’entière responsabilité de toute cette réorganisation et je fais des notes, je donne des ordres pour que tout marche rapidement. Quelques fois, j'oublie de suivre la marche hiérarchique trop paperassière et trop longue. Il faut aboutir avant tout. Dans ce gros travail, j'ai rencontré des gens actifs, dévoués, n'hésitant pas devant le travail et évitant la paperasserie. C'étaient tous des réservistes, d’anciens ingénieurs ou directeurs d’usines. Je me heurtais à des difficultés créées par des gens qui parlaient du haut de leur nombre de galons et qui entravaient les solutions simples. C'étaient malheureusement et c'est dur à constater, le plus souvent des officiers de métier, nimbés encore de leurs errements des temps de paix.

Voilà près de deux mois que je travaille ardemment à rétablir la situation lamentable où j'ai trouvé les forts.

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Il y a du mieux, mais ce n'est pas encore fini. Il y a bien des hésitations à vaincre. Mon idée, et j'y arriverai, c'est de rendre possible immédiatement en cas d’alerte, l’utilisation de ces forts qui ont couté des millions, où l’on creuse encore des galeries souterraines pour des centaines de mille francs ; c'est d’en faire des organismes au point où tout ce qui est prévu fonctionne ou sera prêt à fonctionner. Il y a deux mois ces forts auraient été pris sans coup férir ; aujourd’hui, ils pourront résister ; demain ils deviendront imprenables.

À ce travail, j'ai gagné la confiance du général Gency qui a voulu m'avoir à côté de son bureau et qui m'a donné la garde de tous les dossiers secrets des forts et de la défense. Toutes mes notes, il les signe les yeux fermés ; je puis déployer toute initiative ; je dispose de mon temps à ma guise ; j'ai une grosse responsabilité et elle ne me pèse pas, au contraire, j'en suis fier et je cherche à m'en montrer digne. Et dans ma petite sphère, j'ai conscience d’avoir travaillé utilement pour la patrie et d’être celui qui évitera peut-être une grosse catastrophe si les Boches avaient l’idée d’attaquer au Mont Alsace pour reprendre les gages que nous leur avons pris : Tham, Masevaux, Montreux, etc…

Voici un article de la Gazette de Francfort qui parait expliquer la manière de Ludendorff d’une manière assez plausible.

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Ces paroles de Wilson qui éclairent la mentalité américaine sont à conserver : c'est un bel exemple de fraternité de peuple à peuple.

13 juin – Le front se stabilise à nouveau ; les boches sont à Compiègne ; ils en sont même encore au point le plus rapproché à 8 km.

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Ils ont, disent les journaux, des pertes énormes ; il le faut pour qu’ils arrêtent leurs attaques sans gros succès et qu’ils avouent ainsi leur impuissance momentanée. L’on dit même qu’ils rappellent des divisions de Russie.

C'est un beau succès pour Foch. Mais à Paris, cela a été pendant quelques jours la grosse émotion. L’on m'a écrit de la Banque qu’une partie des services avait été évacuée ; l’on avait même institué un comité de défense de Paris, pour le cas où le gouvernement aurait dû quitter la capitale une deuxième fois.

Depuis quelques jours nous avons des communiqués officiels américains. Tout le monde est d’accord pour reconnaître leur loyalisme et leur bonne volonté extrême pour apprendre vite le métier militaire et leur docilité pour profiter des leçons de 4 années de guerre.

Si la bataille de Compiègne a été un succès pour nous, la bataille de l’Aisne a été une grosse défaite et elle cache encore bien des mystères qui se font jour peu à peu. Ainsi, l’on dit que le général qui commandait avait donné l’ordre à toutes les réserves de se masser sur les lignes d’avant le Chemin des Dames en l’espèce ; il se figurait cette position imprenable et croyait ainsi mieux arrêter le Boche ; aussi cette première ligne vivement franchie à la faveur d’une surprise encore inexpliquée, l’ennemi s'était avancé sur les routes sans rencontrer aucune résistance. Cette avance inopinée créa un désordre incroyable ; aucun ordre n'était donné, personne ne connaissait la situation exacte, à tel point que des bataillons d’instruction d’armée furent surpris du côté de la Fère en Tardenois sans avoir été alertés ?

L’on raconte aussi d’un général de brigade s'enfuyant en auto devant l’irruption rapide de l’ennemi côtoya une longue suite de camions autos pleins de soldats ; c'étaient des Boches qui allaient occuper les passages de l’Aisne ?

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Invraisemblable en effet, l’intuition de Louis est bonne.

Cela frise l’invraisemblable et pourtant je le tiens d’un capitaine à même d’être bien renseigné ! Des bruits de complot de chefs militaires contre Foch – Clémenceau circulent aussi. L’on cite les noms de Micheler et Duchesne qui auraient voulu s'appuyer sur certains députés. Cela me parait encore plus invraisemblable ! Si Clémenceau quittait le pouvoir maintenant, ce serait plus qu’une grande victoire pour l’Allemagne.

Les suites de la percée sur l’Aisne se fait sentir dans notre secteur. Le 40e C.A. replie son état-major de Montreux-Vieux jusqu’à Valdoie. De même, tous les dépôts de l’avant, les hôpitaux d’évacuation, les services des eaux, les parcs d’artillerie sont ramenés plus en arrière.

Du coup, l’état-major du 40e C.A. découvre l’importance que pourrait prendre la ligne des forts comme ligne des réduits de la ligne B. Alors qu’elle a ignoré jusqu’à présent tous ces ouvrages fortifiés, il voudrait tout à coup que tout soit au point en quelques jours.

L’E.M. donne des ordres hâtifs et non mûrement réfléchis, improvise des lignes de mitrailleuses sur le papier. Quel gâchis !

Avec une compagnie d’infanterie, l’on veut défendre le fort et les intervalles ; c'est vouloir ne rien faire d’utile ; et il vaut mieux garder plus solidement le fort que d’éparpiller ainsi ses forces qui ne pourront utilement résister nulle part.

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Le général Guillaumat devient gouverneur de Paris ; Franchet d’Espèrey prend l’Armée d’Orient ; Micheler part en mission en Amérique ; Duchesne, beau-frère d’Anthoine (major-général) prendrait un C.A. ; Dubail devient grand chancelier.

Je connais et j'ai photographié tous ces grands chefs.

Comment explique-t-on la surprise des boches dans leurs récentes attaques ? Avant l’attaque, aucune action d’artillerie pendant plusieurs jours ; ils doivent se servir de précédents réglages pour mettre en batterie. Puis, quelques heures avant l’attaque, dans la nuit, ils bombardent avec rage tout la zone arrière, routes, villages, etc… et sur les 1ère lignes, ils envoient des obus toxiques et fumigènes en masses très denses qui créent un nuage épais à la faveur duquel des hommes vont créer des cheminements dans les réseaux.

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Les batteries sont annihilées par obus toxiques qui les empêchent de faire de la contre préparation. D’où, surprise et impossibilité aux premières lignes de se défendre ne voyant rien

17 juin – Les Autrichiens ont attaqué en Italie sur un front de 150 km ; les Italiens résistent fort bien.

18 juin – Ci-dessous, un toast de Guillaume ; il est bon de connaître la mentalité de ces gens-là pour y puiser la force de résister malgré tout et de vaincre.

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Les derniers mois l’aviation prend de plus en plus part à la bataille, et presque chaque jour il y a quelques lignes dans le communiqué ! L’aviation légitime son titre de 4e arme si l’on compare les chiffres ci-dessous.

20 juin – Les Boches ont essayé de prendre Reims, sans doute pour mettre un nom ronflant dans leurs communiqués. Ce fut un échec pour eux. Depuis, c'est de nouveau le calme sur nos fronts.

En Italie, les Autrichiens n'avancent que fort peu au-delà de la Piave ; les Italiens annoncent 12 000 prisonniers et laissent envisager une contre-offensive plus sérieuse encore ?

Les journaux continuent à nous bourre le crâne avec la disette autrichienne. La ration de pain ne serait plus que de 600 grammes par semaine ; ils parlent de grèves, de troubles graves dans les villes, de révoltes même, mais la guerre continue quand même.

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Ici les compagnies du CID 9 et 10 qui occupaient nos forts du Nord s'en vont, remplacées par la 53e D.I. et 151e. Mais ce sont de nouvelles instructions à faire, des consignes à passer, et puis, ces D.I. arrivant de la bataille, y-aura-t-il des hommes dans leurs bataillons d’instruction ? Ne vaudrait-il pas mieux faire occuper les forts par des bataillons de territoriaux qui seraient immuables et qui pourraient en même temps s'occuper des travaux de défense de la ligne B. Ce serait peut-être une solution trop simple !

1er juillet – Ce que je pensais est vrai. Les troupes qui doivent occuper les forts ont besoin de renforts et sont réduites à presque rien. Les compagnies sont commandées par des sous-lieutenants trop jeunes, n'ayant pas les connaissances et l’expérience nécessaire pour commander un fort ! C'est navrant de voir comment le commandement délaisse ces questions. Et dire que dans le même moment les journaux parlent du butoir de Belfort qui arrêterait la ruée boche ! Ah ! que les Américains viennent vite insuffler un esprit nouveau dans ces esprits routiniers et de peu d’envergure que l’on trouve malheureusement encore dans nos grands états-majors ! Cloisons étanches entre les divers bureaux ; esprit étroit du parti pris et mesquin, comme si l’on ne travaillait pas tous dans le même but : servir la France !

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4 juillet – Jour de l’indépendance américaine, décrétée fête nationale. J'assiste à Masevaux à une revue passée par le général de Boissourdy. Je trouve une ville toute pavoisée, réellement en fête ; les gens heureux et pourtant ayant une certaine gravité ; sur la place devant la foule, les troupes des deux nations forment le carré. Alsaciennes en costumes, couleurs vives, musique américaine un peu cacophonique. Drapeau américain flambant neuf ; le note noirci, déchiré, symbole vivant de la France mutilée mais vaillante. Larmes. Notre drôle de défilé archaïque de pompiers en costume d’apparat sur les des pompiers de Nanterre ; drapeau avec aigle impérial ; après la revue, tout le monde se mêle ; ce sont des échanges de saluts, de poignées de main comme dans une petite fête locale et mondaine.

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Le général Boissourdy serre la main aux dames notables de l’endroit qu’il connait. Croirait-on que les Boches prétendaient que cette ville était allemande. Tout le dément, la joie de la foule, les vivats au défilé de drapeaux, l’air de fête qui flotte dans l’air. C'est un bon souvenir pour moi que cette matinée de l’Indépendance Day à Masevaux.

5 juillet – Les Américains sont en avance sur leur programme. Et le monde reconnait leur effort immense et prompt, leur loyauté, leur bonne volonté.

Aujourd’hui ils sont, disent les communiqués officiels, 1 000 000 en France dont 700 000 combattants. En juin, il en est arrivé 276 000 et cette progression n'est pas limitée ; elle doit encore augmenter.

Les dirigeants allemands ne doivent plus considérer avec dédain le renfort américain à la cause des Alliés. Encore quelques mois d’été mauvais à passer, et après nous aurons franchement l’avantage.

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11 juillet – Chaque jour l’on s'attend à une nouvelle offensive Boche. Moi je crois qu’ils attendent la nouvelle lune pour commencer, c’est-à-dire dans une dizaine de jours. Je pars en permission.

Ici, j'ai un excellent exemple de l’incohérence de l’E.M. de la VIIe armées et du 40e C.A. qui donnent des ordres chacun de leur côté, c'est à n'y plus rien comprendre.

Ainsi, j'ai un ordre de l’Armée qui prescrit d’occuper le fort de Giromagny par des artilleurs fournis par le dépôt du fort de Rappe. J'ai reçu une note du 40e C.A. prescrivant sans rapporter l’ordre de l’Armée de répartir les artilleurs prévus pour Giromagny dans tous les forts de l’avant ? Quel est l’ordre valable ?

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De même, l’on avait décidé de faire occuper les forts en cas d’alerte par une compagnie des CID des divisions en secteurs. Or un ordre du C.A. prescrit d’envoyer en renfort tous les hommes qui font partie des CID ; il ne reste donc que le commandant d’armes du fort pour occuper le fort, sans aucune troupe exercée. Et c'est là le butoir de Belfort qui dans l’esprit public apparait comme invincible ?

Et l’on s'étonne que des catastrophes comme Verdun, où la bataille récente de l’Aisne puissent arriver ! Inertie, incohérence ineptie !

Le commandant Bied-Charreton qui s'occupe avec moi de l’organisation de la ligne de résistance B ne sait plus à quel saint se vouer !

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15 juillet – Les Boches ont attaqué dans la nuit du 14 au 15 avec la nouvelle lune. Ils essaient de passer la Marne et de déborder Epernay par le sud. Reims et la montagne de Reims tomberaient du même coup et Chalon serait menacé. Quoique nous ayons cédé un peu de terrain au sud de la Marne entre Dormans et Château-Thierry, et au sud-ouest de la montagne, la situation dans l’ensemble est bonne ; l’armée Jouraud résiste admirablement à l’est de Reims, entre Reims et Sainte-Menehould.

18 juillet – Les nouvelles deviennent excellentes. Foch avec des réserves de Degoutte et Mangin, appuyées d’Américains a foncé dans le flanc droit des Boches et nous avons progressé entre Soisson et Château-Thierry sur un front de 45 km/

Permission

26 juillet – À ma rentrée de permission la ruée boche se change de plus en plus en défaite et l’on prévoit le moment où ils seront obligés de lâcher complétement la Marne. Ce sera une seconde victoire de ce nom, décidément fatidique pour les Boches.

À l’intérieur, le moral est bon, l’on envisage la fin de la guerre pour fin 1919. En attendant, les agriculteurs gagnent beaucoup d’argent ; tout est hors de prix. Une parie de bœufs 5 000 Fr. une douzaine d’œufs 4 fr 50. Le fourrage trouve preneur à 30 Fr. le quintal, l’hectolitre de blé à 61 fr et tout à l’avenant. Peu à peu, la moto culture s'implante dans le pays. J'ai vu chez Girou une moissonneuse à tracteur très bien fonctionner.

31 juillet – Notre poursuite continue. Nous avons reprsi Ouchy-le-Château, Fère-en-Tardenois. Nous sommes aux abords de Ville-en-Tardennois.

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Les Boches reculant pas à pas abandonnent des quantités de dépôt de munitions qu’ils avaient accumulés dans les bois de Fère pour leur bataille de la Marne. Avec de nouvelles divisions fraiches ils semblent vouloir résister en avant des vallées de la Chrise et de l’Ardre. C'est une magnifique victoire pour le groupe d’armées dirigé par Fayolle et Mestre avec les Degouttes, Mangin et Gouraud.

J'ai assisté hier avec le général Gency devant un grand concours de généraux et d’officiers, général Lecomte du 33e C.A., Paulinier du 40e C.A., des généraux américains, à des expériences de canons de tranchées dans les champs de tir de Fougerais.

En 8 minutes, sans préparation préalable, des canons de 150 de tranchée modèle 1916 et 1917 ont ouvert une brèche d’une dizaine de mètre dans un double réseau avec une dépense de 300 obus environ. Evidemment, une infanterie non abritée ne peut résister à des tirs de préparations aussi nourris ; les nerfs les plus solides ne sauraient réagir au milieu de l’ébranlement de l’air, du dégagement de fumée, et du nuage intense de poussières et de terres projetées plusieurs mètres en l’ai.

Ces canons ont l’avantage d’être facilement transportables avec un cheval, de se mettre rapidement en batterie, de pouvoir passer même dans les terrains bouleversés. Leur grosse difficulté, c'est toujours le ravitaillement en munitions !

3 août – Sous la magnifique poussée de nos troupes aux deux ailes, la débâcle boche continue. Nous avons repris Soissons et nous sommes presque partout sur la rive sud de la Vesle. La 5e année de guerre commence pour nous sous des auspices de victoire. Tout semble nous sourire. La Japon a décidé d’intervenir en Sibérie Les Tchécoslovaques y remportent des succès. En Ukraine les paysans se révoltent contre les Boches, tuent le maréchal von Eichhorn. Mackensen a besoin de toutes ses troupes pour contenir le mouvement et ne peut en envoyer sur notre front. Le flot américain continue à se déverser aussi puissamment. Tout va bien et laisse prévoir que dans un an l’on ne sera pas bien loi

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Hier, je suis allé avec le général Gency voir l’organisation de positions de 2e ligne, par la main d’œuvre civile sous la direction d’officiers du génie. C'est la première fois que je vois aussi bien réalisées deux conditions essentielles pour faire du bon travail, le camouflage et l’évacuation des eaux. Tous les arbres du bois ont été préservés par une palissade qui les… les terres de remblai, et des caniveaux bien établis évacuent facilement les eaux. Les parallèles sont soigneusement revêtues de fusainage ; c'est propre et bien fait. Les abris bétonnés sont secs et bien aérés. C'est évidemment un modèle de position (environs de Suarce) sous la direction du général Gency.

7 août – Bonne journée pour le moral des français. Malvy est condamné à 5 ans de bannissement pour forfaiture, et encore, c'est bien peu en comparaison de tous les poilus qu’il a fait fusiller en laissant faire une propagande néfaste. C'est la fin de la république des camarades et l’inauguration d’une politique digne de diriger une France rénovée et active. Vive la responsabilité des ministres qui n'était qu’un vain mot jusqu’à présent dans le 3e république.

Foch est nommé maréchal, digne récompense de manœuvres géniales qui ont sauvé la France plusieurs fois et qui ont réparé bien des fautes. Décidément la 5e armée commence sous des auspices bien favorables pour nous. Aussi, nous sommes heureux et pleins de confiance.

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31 août – J'ai abandonné pendant quelques jours mon carnet de notes. Le 13, ma pauvre mère est morte sans que je puisse la revoir. Une crise de diabète l’a emportée subitement en quelques jours, sans souffrance et sans qu’elle puisse se douter de la gravité de son état.

Tout le mois d’août a été une suite de victoires pour les Alliés. Les Anglais recommençant à leur compte la bataille de la Somme ont dégagé Amiens, repris Bapaume et au nord-est d’Arras ont même pénétré dans l’ancienne ligne Hindenburg.

Les Français se sont surpassés ; ils ont repris Montdidier, Roye, Lassigny, Noyon ; ils s'avancent vers Han et Guiscard. Sur l’Ailette, ils abordent le massif de Saint-Gobain et débordent pas l’ouest la position du Chemin des Dames.

Ludendorff est en peine pour trouver des métaphores expliquant ce recul continu et les Américains ont encore peu donné !

L’on dit que leur armée est prête pour combattre pour son propre compte.

En Amérique, il y a une campagne contre le Kaiser et son entourage que l’on rendrait responsable des atrocités de cette guerre, et de plus en plus, les Américains veulent porter la guerre presque sur la terre allemande et dicter leurs conditions de paix. Une pareille solution devient de plus en plus possible avec l’appoint formidable de leurs troupes.

Ils ont voté le service obligatoire de 18 à 45 ans ; c'est un réservoir d’hommes illimité. 20 millions et ils veulent en France une armée toujours disponible de 3 000 000 d’hommes. Elle y sera en 1919. Que ne ferait-on pas avec son appui.

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1er septembre – Il suffit de mettre les titres des articles de l’Echo de Paris pour connaître la situation et ce qu’en pense le public :

L’avance franco-britannique continue, Juvigny et Coucy conquis de haute lutte par l’armée Mangin malgré la résistance acharnée des Boches. Prise de Saint-Quentin par les Australiens qui laisse envisager la chute de Péronne. Le Mont-Kemmel est repris.

Aussi, le critique militaire général Cherfils intitule son article les premiers craquements de l’armature boche et Marcel Hutin dit que

d’après un grand chef, on a le sentiment que les Boches ont perdu à ce point l’initiative des opérations qu’ils ne parviennent même plus à coordonner leur action défensive sur tous les points.

Tout va bien ; et l’on parle même d’une future action américaine sur la saillant de Saint-Mihiel. À quand l’armée Gouraud en Champagne ?

2 septembre – Comme la dit Foch recevant son bâton de maréchal

Nous allons continuer, nous marchons de victoires en victoires.

Aujourd’hui, ce sont les troupes canadiennes qui ont enfoncé la formidable ligne Drocourt-Quéant, faisant 10 000 prisonniers. L’ennemi se retire vers l’Escaut et la lutte acharnée va continuer dans le triangle Marcoing – Cambrau – Marquions. Les Boches attachaient un tel prix à la ligne enfoncée que sur environ 8 km l’on a pu identifier 11 divisions et pourtant ils ont été battus.

Le bilan des Alliés du 15 juillet au 31 août est sérieux : 130 000 prisonniers dont 2 700 officiers, 2 000 canons, 1 700 lance-bombes, 14 000 mitrailleuses et des quantités de munitions.

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5 septembre – Notre avance continue sur tout le front. La victoire anglaise se développe. Nos alliés sont devant à Marquion, à 0 km de Cambrai et Lécluse à 10 km de Douai.

Ce qui donne à la victoire anglaise une valeur exceptionnelle c'est qu’elle se produit 46 jours après le premier assaut, et depuis le début de la guerre, aucune offensive n'a enregistré de pareils résultats à la 46e journée. Hindenburg est comme un lutteur qu’un coup de poing a aveuglé qui sent qu’un nouveau coup va venir.

Sous la pression de Mangin, les Boches se replient au-delà de la Vesle.

7 septembre – Le repli Biche continue, et nous les suivons dans leur retraite. Ham, Chauny, Tergnier sont prises, et nous occupons la basse forêt de Coucy. Le retraitant, il dévaste tout par rage. L’armée Mangin en battant la résistance boche dans le massif de Saint-Gobain marque une étape décisive. Ce serait le débordement sur la ligne Laon – La-Fère et la chute du Chemin des Dames. C'est peut-être, dit Marcel Hutin, ce qui constitue l’indice le plus probant de la confusion qui doit régner dans le haut commandement allemand, l’impossibilité de nourrir suffisamment sa résistance en basse forêt de Coucy et sur le pilier de Vauxaillon – Laffaux.

10 septembre – Nous voici revenu au point de départ de mars dernier avant l’offensive boche ; voici à nouveau ces formidables lignes fortifiées dénommées Hindenburg – Siegfried, etc… et qui d’après les Boches sont inexpugnables. Cela pourrait se trouver vrai il y a un an, quand on chargeait l’artillerie lourde de détruire les réseaux car sur ces lignes il y en a plusieurs centaines de mètre de profondeur, mais avec les tanks légers et lourds, l’obstacle n'est plus le même, et la suite nous montrera la difficulté vaincue. En tous cas, nous ne pouvons chercher à enlever ces lignes tant que le terrain conquis n'est pas organisé et il faudra patienter quelques jours. Mais ec court répit sera sous doute mis à profit pour taper dans un autre endroit.

13 septembre – Les Américains, aidés par nous, ont attaqué sur le saillant de Saint-Mihiel. 10 00 prisonniers et la hernie coupée, voilà de quoi nous réjouir.

Aussi, le moral boche baisse de plus en plus ; ce sont des bêlements de paix qui surgissent de tous les côtés, jusqu’à l’empereur qui dit que l’Allemagne attaquée ne fait que lutter pour défendre son droit à l’existence.

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Il fait un discours plein de mysticisme qui ne solutionne aucune question. Le vice-chancelier von Payer parle aussi de paix blanche, et selon lui, l’Allemagne voudrait le retour à sa situation territoriale d’avant-guerre, sans indemnité à laquelle il prétend encore avoir droit pour avoir été attaqué « sans avoir usé de moyens coupables . Il est probable que d’ici quelques mois ils seront plus conciliants encore. Mais dès à présent, c'est une vraie offensive de paix.

14 septembre – ça y est, voilà l’Autriche qui demande à causer secrètement autour d’un tapis vert pour y discuter des conditions de paix. Naturellement le boche désavoue par ses journaux sont allié de façon à paraître ne rien demander ! Comme si tous ces rois et empereurs ne s'entendaient pas comme larrons en foire !

18 septembre – Clémenceau profite de la rentrée du Sénat pour prononcer un discours vibrant de patriotisme et qui définit nettement le rôle des Alliés, la paix par la victoire des armées, et non pas de louches combinaisons germes de guerre futures. Voici le texte du magnifique discours de Clémenceau.

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20 septembre – C'est le journal officiel contenant ce discours que Pichon, notre ministre des affaires étrangères a fait remettre à Barian en réponse à ses propositions de conférence.

La grande bataille sur la ligne Hindenburg entre Saint-Quentin et Cambrai est engagée. Les Anglais et Nou savons attaqué ; quelques kilomètres d’avance chèrement achetés sans doute, et 10 000 prisonniers donnant la preuve de la densité des troupes de la défense. Sachons attendre le résultat de ce gros effort où tout l’avantage est aux Boches, protègés par des défenses formidables, avec des réseaux ayant dit-on, jusqu’à 100 m de profondeur.

Mais la prise de cette ligne avec Saint-Quentin et Cambrai aurait un retentissement énorme en Bochie, et annoncerait le commencement de leur défaite définitive, car ainsi que l’écrivait la plupart des journaux boches, la ligne Hindenburg doit défier toutes les attaques.

Diversion en Macédoine ; beaux succès : est-ce cette fois-ci la retraite bulgare ?

25 septembre – En Macédoine, l’offensive alliée se change en grande victoire que nous connaîtrons dans toute son ampleur dans quelques jours.

En Palestine, le général Allenby a battu les Turcs complétement et détruit les deux armées qui opéraient de ce côté. Dès à présent il y a 25 000 prisonniers et un butin immense.

Enfin, au sud de Saint-Quentin, nous avons progressé jusqu’à l’Oise. Succès sur toute la ligne. Ça va très bien et en Bochie, le moral baisse rapidement ; ils commencent à se chamailler dans leurs journaux.

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Du Post du 13/9 nous extrayons ce qui suit, d’une conférence faite aux représentants de la presse par le capitaine Zimmermann du G.Q.G. allemand :

Les Allemands ont déclenché 4 grandes offensives. Les 3 premières ont complètement réussi. La 4e au contraire n'a pu être menée jusqu’au bout au point de vue stratégique. Nous avons dû l’interrompre. Les raisons de cet insuccès sont que l’ennemi s'était mis à notre école et qu’il s'était exactement rendu compte de nos procédés. Dans les 3 premières attaques nous avions amené le général Foch à amener ses réserves dans les zones où nous avions cessé d’attaquer. Nous interrompions toujours nos opérations au moment où la pression de l’adversaire devenait trop forte ; nous attaquions un autre point du front, où les alliés ne disposaient pas de troupes de renfort. Mais, lors de la 4e attaque, des deux côtés de Reims, nous sommes heurtés à un nouveau procédé de défense des Français. Ils avaient dégarni leurs premières lignes et ils avaient mis leur position principale hors de la portée de nos canons. Notre attaque réussit, mais elle ne peut se développer car nous avions devant nous de nouvelles positions ennemies fortement organisées. Nous rendîmes compte que l’ennemi avait lui aussi préparé de fortes attaques. Ici encore, il avait mis à son profit les leçons que nous lui avions données. Nous avions attaqué après une courte préparation d’artillerie Foch renonça complètement à cette préparation. Il le pouvait grâce aux masses de tank qu’il avait mis en ligne à notre insu. Les Alliés pouvaient disposer de la totalité de leurs réserves, les renforts américains arrivent sans cesse plus nombreux. Aussi nous sommes contraints à nous en tenir à la défensive. Il s'agit maintenant de gagner du temps. Après le repli de notre front, la situation générale nous est extrêmement favorable.

26 septembre – Voici ce que les Boches disent de leur ligne Hindenburg dans leur presse :

Ce que l’on nomme improprement ligne Hindenburg est en réalité un vaste damier composite de positions fortifiées et de bretelles et couvrant une surface de 60 km de front sur 40 km de profondeur. Si l’ennemi veut avancer, il faudra qu’il fasse sauter les uns après les autres sur 2 400 km², opération longue et couteuse qui n'améliorera pas sa situation.

Car si Ludendorff a déployé un vigoureux effort pour retarder l’avance anglo-française sur les glacis des positions Hindenburg ; c'est afin de pouvoir achever la dévastation méthodique du terrain. Pas un pouce de sol français ne sera abandonné sans avoir été soumis à une destruction analogue, parfaitement justifiée au point de vue moral.

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Les Boches annonçaient des attaques alliées entre Ailette et Aisne, où en Woëvre où dans la Haute Alsace vers Mulhouse, on verra ?

27 septembre – Les Franco-américains ont attaqué en Argonne et en Champagne. De nombreux villages, des prisonniers, du matériel. La fameuse butte du Mesnil est enlevée, la Main de Massiges, positions trop justement célèbres ; les américains prennent les bois de Cheppy, de Forges, Montfaucon, Varennes, etc..

28 septembre – Les Bulgares demandent la paix ? La poursuite continue avec une rapidité telle que la cavalerie serbe est à 60 km de Sofia et 30 environ d’Uskul.

Les Anglais attaquent en face Cambrai, les Anglo-Belges attaquent entre Dixmude et Ypres. C'est une véritable bataille, sur un front de plusieurs centaines de kilomètres ; les divisions allemandes de réserve doivent fondre rapidement à ce formidable creuset.

29 septembre – Les Anglais sont dans les faubourgs de Cambrai ; l’Escaut est franchi à Marcoing. Nous progressons au sud de Saint-Quentin. Les Belges eux-mêmes progressent et prennent la forêt d’Houthulst de la crête de Passchendaele. Les journaux sont pleins de sous-titres impressionnants, et parlant chaque jour de chiffres de prisonniers énormes, et de centaines de canons.

Il semble que sous ces coups répétés la fameuse ligne Siegfried craque de toute part et qu’avant peu nous allons assister à un rétrécissement sérieux des lignes boches, pour se constituer de nouvelles réserves.

Barrès intitule son article et écrit :

La chute d’un monde

Les convulsions dernières de l’Allemagne peuvent être plus ou moins longues ou plus ou moins redoutables, elles ne sauraient empêcher l’écroulement du monde germanique. C'est un vassal du Kaiser, le tsar Ferdinand qui le premier jette le cri d’alarme : sauve qui peut  !

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30 septembre – Je rentre de l’Armée à Lure où l’on nous a annoncé que l’armistice avec la Bulgarie avait été signé. L’on ignore encore à quelles conditions. il faut croire que c'est avec cession de gages et désarmement, utilisation des ports et voies ferrées; autrement dit sans condition, de la part de ces Prussiens des Balkans l’on ne saurait trop se méfier de rois sans parole. Il y a à peine 3 semaines que Ferdinand paradait à Sofia aux côtés du roi Louis de Bavière et qu’il parlait en termes pompeux de son inaltérable attachement à ses Alliés !

L’on dit que Ferdinand était d’accord avec nous depuis 15 jours, et que la débâcle de ses troupes, c'est de la frime convenue d’avance pour lui permettre d’abandonner ses alliés (tuyau du G.Q.G. apporté par un officier de passage). Cela me parait un peu fort?

Rien que la demande d’armistice de la Bulgarie avait produit à Berlin et à Vienne une énorme impression.

Alors qu’à Vienne on se sent menacé par des événements qui peuvent découvrir la frontière danubienne et préparer la rentrée en scène de la Roumanie, à Berlin au contraire, l’on cherche à rassurer l’opinion en écrivant que le commandement suprême a dirigé sur la Bulgarie des effectifs considérables tirés des réserves disponibles: certaines unités sont déjà à pied d’œuvre; d’autres suivront. Des experts militaires estiment que la situation sera prochainement rétablie (Neue Badische Landeszeitung du 27 septembre). Le mot d’ordre est d’affecter la confiance mais à la Bourse souffle un vent de panique et les actions pétrolifères, des compagnies de navigation et les forges de Lorraine souffrent particulièrement de la panique.

2 octobre – Saint-Quentin est pris. L’on continue à avancer en Champagne vers la bifurcation importante de la Challerange; dans le nord, les Boches commencent à évacuer le saillant de Lille près de la Bassée.

Depuis le 11 juillet, le butin des Alliés est de 250 000 prisonniers, 3 400 canons, 23 000 mitrailleuses, toute une armée en deux mois ½ .

3 octobre – Le chancelier Hertling est démissionnaire. La crise intérieure s'aggrave en Allemagne. Le particularisme des différents états réunis en un Empire par la spoliation et la victoire de 70 commence à se faire jour activement. Les socialistes allemands s'efforcent d’arriver au pouvoir.

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Voici quelques extraits d’un article paru le 19/9 dans le Vowärts Signé Leheidernmann

Le monde tremble sus ses bases. Les torrents de sang ne cessent de monter. Pendant ce temps, le beau-frère de l’empereur étudie le finnois dans une chambre paisible, car il veut connaître quelques phrases de la langue du peuple dont il sera appelé le père. Disons-le tout haut : c'est scandaleux ! Les Finlandais ne veulent pas de vous. Les oiseaux de malheur n'ont pas de peuple derrière eux, mais contre eux ! Ni chez vous, ni à l’est, les peuples ne veulent plus de nouveaux dominateurs, ils veulent étendre et assurer leurs droits et ils demander à disposer librement d’eux-mêmes. Notre peuple qui saigne par mille blessures demande l’égalité pour tous. Les adversaires du suffrage égal sont des ennemis dont il faut briser la résistance ; la situation l’exige impérieusement !

La défection bulgare en fournissant la preuve matérielle du déclin de la force allemande a transformé en désarroi ce qui n'était qu’un malaise grave. Les journaux au premier moment ont réagi par ordre, mais aujourd’hui ils lâchent pie et la presse se plaint d’avoir été trompé par le gouvernement. Le socialiste Vowärts va jusqu’à prédire l’effondrement du front occidental, l’invasion de l’empire, la guerre civile, la famine, la peste.

Mais il faut rester en garde contre cette impression, la presse étrangère dans un intérêt politique, les uns parce qu’ils espèrent obtenir enfin des réformes démocratiques, les autres parce qu’ils croient l’heure venue de confier à un homme fort les destinées de l’empire ; il s'agit de galvaniser les peuples dans un intérêt national en invoquant les horreurs de la défaite. Il ne faut pas oublier que tous ces articles paraissent avec l’assentiment de la censure et que bon nombre d’allemands espèrent encore duper l’Entente avec un faux régime soi-disant démocratique qui demanderait aussitôt la paix, et espérerait obtenir des avantages moins durs pour le peuple allemand changé en démocratie. Le gros danger d’une paix bâtarde pourrait venir de notre apitoiement pour un peuple qui hypocritement bien tardivement aurait pris un régime démocratique.

4 octobre – Comment les allemands écrivent l’histoire. Phrase extraite d’un article du professeur Gustave Roethe de l’université de Berlin, du Tag des 1 et 2 septembre :

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L’attitude des Alsaciens au cours de ces 47 dernières années a amèrement déçu bien des Allemands. L’on espérait que les frères délivrés se jetteraient dans nos bras et que la fusion s'effectuerait au moins au bout d’une dizaine d’années. Penser ainsi, c'était oublier que les Alsaciens sont fidèles. Or la fidélité, c'est une vertu allemande qu’il faut louer mais qui peut être dangereuse…

Nos succès continuent. Lens et Armentières sont repris aux Boches. Le Catelet aussi et les Anglais en liaison avec l’armée Debeney poussent une forte pointe à l’est.

En Palestine, Damas est pris, et en Grèce et en Serbie, nous occupons les territoires abandonnés par les Bulgares.

5 octobre – Cinq heures du soir. J'apprends que l’Allemagne, l’Autriche et la Turquie ont demandé par l’entremise du consul de Suède à Wilson un armistice, se déclarant prêts à discuter de la paix sur la base de sa déclaration. C'est une des premières formes d’offensive de paix et des plus graves.

Il est probable que Wilson refusera de discuter avec l’Allemagne, car l’on ne peut discuter avec une nation aussi hypocrite, on ne doit que lui imposer nos conditions et lui dicter nos volontés, la volonté du plus fort par les armes, la seule chose qu’ils reconnaissent et redoutent, la force.

Et cette manière d’envisager la réponse est d’autant plus plausible qu’en Juillet dernier, devant le succès de nos armées, Wilson avait craint que Clémenceau veuille traiter, et il s'en était ouvert à notre ambassadeur Jusserand. Et à ce sujet, il s'était engagé entre Clémenceau et Wilson une correspondance active mettant au point la question de paix. Tant que nous avons le patriote Clémenceau au pouvoir nous n'aurons pas à redouter l’offre de paix boiteuse. Mais il n'en restera pas moins l’offre de bandits qui cherchent à négocier un butin et la possession de contrées qu’ils sentent leur échapper.

Il ne peut y avoir de paix que lorsque nos armées victorieuses auront planté notre drapeau de liberté sur le sol allemand.

N'en retenons pour le moment qu’un signe de désarroi puissant chez nos ennemis qui, il y a à peine quelques mois menaçaient encore de nous écraser de la puissance de leurs armées.

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6 octobre – Les Boches, sous la pression de l’armée Gouraud ont évacué les monts de Moronvilliers précipitamment. Dans les forts de Nogent l’Abbesse et de Brimont l’on a retrouvé des munitions que les Boches n'avaient pas eu le temps de faire sauter. C'est un indice de leur précipitation à retraiter et de leur désarroi.

C'est le prince Max de Bade qui devient chancelier à la place de Hertling. C'est ce que l’Allemagne appelle se démocratiser, mettre un futur prince régnant à la tête du gouvernement. ? Le premier chancelier parlementaire de l’empire démocratique est un héritier de la couronne de Bade, général de cavalerie. Leheidemann, Erzberger deviennent ministres sans portefeuille. L’idéal du chancelier tel qu’il l’a exposé dans un discours en août est un despotisme éclairé tel que pouvait le pratiquer au 18e siècle les petits souverains allemands ; on trouve dans ce discours une critique amère des faux principes démocratiques qui prévalut en Occident. Il construira donc puisque les événements l’exigent un décor de libéralisme, mais au fond, il ne fera que jouer la comédie.

À l’assaut des positions Hindenburg - Siegfried

Octobre 1918

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Les mauvais mois d’été ont fui. L’angoisse qui étreignait les cœurs français en juillet dernier avant la dernière ruée boche a disparu pour céder la place à la joie patriotique. Les rôles sont inversés ; le boche ne peut plus attaquer ; il se défend avec peine grâce à des positions préparées et améliorées pendant 4 années de guerre. Et malgré la solidité ces lignes qu’ils croyaient imprenables, les boches les abandonnent lambeau par lambeau, le sol de France, sous la poussée irrésistible et magnifique de nos poilus. Les dirigeants boches, les Ludendorff, Hindenburg, Kronprinz et autres ne proclament plus qu’ils vont soumettre les peuples par leurs armes terribles et victorieuses ; ils sentent les affres de la défaite, et ils demandent l’armistice et la paix.

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Pour avoir plus de chance d’obtenir grâce auprès du démocrate Wilson, ils font la comédie du parlementarisme, et semble donner satisfaction à la majorité du Reichstag.

Nous attendons ces jours-ci avec confiance la réponse de Wilson ; mais après tout ce que nous ont appris 4 ans de guerre, nous ne pouvons plus négocier avec les boches, à cause des fourberies ; nous devons leur imposer la force de nos armes et leur dicter nos conditions. Nous devons à nos morts de battre complétement les boches, d’envahir leur pays, de façon à abattre leur orgueil de peuple de proie, qui si on traitait actuellement alors que leurs armées sont partout en territoire ennemi, ne se souviendrait que de leurs victoires et auraient l’envie de recommencer le coup manqué dès qu’ils se sentiraient prêts à nouveau.

En pendant ce temps, Foch ne les lâche pas un instant, et peu à peu, ils les pourchassent de France.

Nous sommes au plus dur de notre effort ; dès que les fameuses positions Hindenburg seront dépassées, le recul boche s'accentuera et pourra tourner à la débâcle si Ludendorff ne sait pas prévoir à temps un large repli.

7 octobre – En tous cas, les troupes de Gouraud ont dépassé la Suippe, en plusieurs points, les Américains se dirigent vers Grandpré et par Berry-au-Bac nous menaçons Craonne.

Voilà les meilleures raisons pour que les Boches demandent l’armistice.

8 octobre – En attendant la réponse officielle de Wilson, voilà l’opinion officieuse du gouvernement français.

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Quand à Foch, comme réponse, il a déclenché une double offensive l’une contre Cambrai et Saint-Quentin, l’autre au nord de Verdun qui produit, dit-on, les meilleurs résultats.

9 octobre – L’on dit que Wilson a répondu que tant que les Boches occuperaient une parcelle de territoire ennemi, il ne pouvait entamer la moindre négociation. Voilà de quoi décourager les soldats boches et les inciter à quitter au plus vite nos territoires.

10 octobre – Nous connaissons les magnifiques résultats de la grande offensive franco-anglaise du 8. Les Anglais, avec leur magnifique ténacité, mise à l’épreuve depuis le mois d’août ont complétement traversé la position Hindenburg – Siegfried. Ils atteignent le terrain libre et s'avancent rapidement vers l’est. Ils ont pris Bussigny et Le-Cateau, ce qui enlève aux Boches l’utilisation d’une importante voie ferré qui desservait leur front par Guise, Mals, Vervins. Il ne leur reste plus que la grande ligne Metz – Longuyon – Montmédy – Mézières – Hisson – Avesnes – Aulnoye – Valenciennes – Lille pour desservir tout leur front et effectuer leur transport de troupes. Si d’ici quelques jours les anglais parviennent à Aulnoye, cette ligne sera coupée et leurs fronts seront séparés en deux tronçons avec des liaisons très difficiles et longues. Tous les espoirs sont permis après notre avance du 8 ; au-delà de Laudry, nos éléments entre légers d’infanterie et de cavalerie pourchassent les colonnes ennemies défaites, épuisées dont les arrière-gardes jettent parfois bas les armes. Des convois de munitions, des trains blindés, des ambulances tombent entre nos mains. C'est un commencement de débacle.

Alors que le prince de Bade avec des airs pacifistes et humanitaires nous offrait l’armistice, les chefs allemands préparaient la destruction de Cambrai par les mines.

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Cette confédération dans la défaite. découverte et démantelée par une défection de l’Autriche, l’Allemagne du sud où se trouvent groupés les particularismes de la Bavière, du Wurtemberg et de la Saxe, serait violemment tentée de se séparer du bloc allemand pour ne pas être entrainée dans un désastre. Guillaume II se représente si bien ce danger qu’il a choisi comme chancelier le prince héritier du grand-duché de Bade. Le prince Max représente le lien fédéral. Il est destiné à donner des garanties aux Etats moyens. Le grand-duché de Bade avait aidé Bismarck à fonder l’empire allemand à l’heure du danger, c'est encore du côté des badois que les Hohenzollern se tournent pour sauver l’empire.

Préserver le militarisme prussien, les alliances, l’unité allemande : telle est donc la triple et puissante raison qui ordonne à l’Allemagne de faire immédiatement la paix.

L’Entente n'a jamais été si près d’en finir avec le fléau d’une grande et puissante Allemagne ; elle ne peut laisser échapper cette occasion.

12 octobre – Les événements se précipitent ; la débâcle des armées boches s'accentue. Guillaume fait savoir qu’il accepte toutes les conditions que Wilson met à l’armistice ; il désire que l’on nomme une commission pour fixer les modalités de l’armistice : est-ce ainsi que l’on répond à un peuple qui commence à s'avouer vaincu ? On ne discute pas les conditions d’un armistice, on lui dit simplement : voilà nos conditions, c'est à prendre ou à laisser. Sans doute est-ce ainsi que répondront les alliés dès que Wilson les aura avertis officiellement du désir boche.

Je ne crois pas les Boches encore assez bas pour accepter l’armistice telle que doit le concevoir Foch ou Clémenceau !

Nous ne sommes pas encore sur le Rhin pour leur imposer nos volontés. Mais avec la vitesse avec laquelle ils s'en vont, cela ne tardera guère.

D’où vient en quelques jours ce grand revirement en Allemagne ? C'est que toute la Bochie avait foi en la puissance de leurs fameux retranchements Hindenburg doublés de leurs positions Siegfried ; ils espéraient que leurs troupes auraient le loisir de se reformer set sans doute atteindre l’hiver sans subir de trop lourds dommages.

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Mais l’assaut donné à la ligne Hindenburg entre Cambrai et Saint-Quentin, son succès foudroyant ont semé la panique, et l’inquiétude grandit chaque jour dans le peuple. Il ne croit plus à l’efficacité des lignes de résistances, et ils est évident que les derniers points d’appui des armées boches pour défendre leur frontières ne doivent pas être au point. Ludendorff espérait avoir le temps de se préparer pendant que les Alliés s'assuraient sur les lignes Hindenburg, et il pensait ainsi lasser nos attaques par la médiocrité de gains journaliers, la difficulté des attaques, l’énormité des pertes.

Foch par des coups de massue alternés a dérouté tous les beaux projets du commandement allemand ; les places de Lille, Maubeuge, Sedan, Montmédy, Thionville, Metz n'offriront plus la même résistance car il ne doit pas avoir de réserves fraiches pour les garnir, et les armées boches y arriveront désemparées, à bout de souffle, sans aucun moral. Encore un effort et la prise d’Hirson ou de Valenciennes va partager en deux les armées allemandes ; celles de la Belgique et celles de Lorraine qui n'auront plus que des communications difficiles à travers le Luxembourg.

Et puis, en regardant la carte l’on devine la prochaine attaque de Foch dans les Flandres en direction Courtrai, Audenarde qui obligera à la retraite de toutes les armées qui tiennent encore Lille, Roubaix, Tourcoing et celles qui tiennent la côte Belge.

À ce moment-là, les Boches seront presque hors de France, et peut être auront-ils subi d’effroyables désastres. Attendons et suivons attentivement, avec… profonde, ce repli qui peu à peu se tourne au débacle.

13 octobre – Laon, Vouziez sont dépassés ; Douai menacé, l’Aisne franchi ; nous marchons vers Masle et Vervins pour essayer de couper la retraite aux Boches du Laonnois !

L’on comprend que Ludendorff voudrait quelques jours de répit pour regrouper ses armées en débandant et retrouver ses esprits.

Que dit la presse allemande ; tâchons d’y voir un peu de clarté dans leurs desseins et leurs espoirs.

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Au début, la presse se loue des offres de Wilson, d’autant plus que la majorité du Reichstag a accepté sans restriction ni exceptions, les 14 articles du programme Wilson.

Mais la presse pangermaniste apporte aussitôt une notre violemment discordante ; elle traite le gouvernement d’incapable ; elle déclare insultantes les précisions demandées par Wilson ; et dit que le gouvernement s'est attiré une réponse inacceptable pour son peuple qui n'a pas encore dépouillé toute pudeur, à qui toute honte n'est pas encore devenue indifférente ! Dans toute cette presse, il règne une sorte de rage amère, sachant d’avance l’inutilité de leurs protestations.En dehors de la presse réactionnaire, tout n'est que prudence, bonne volonté, circonspection dans l’énoncé des objections, désire de continuer à causer. L’Allemagne entière semble adopter dans ces journaux el ton d’un commis voyageur, qui, sur de son habileté à faire l’article, sait que tout est gagné ! S'il a seulement le temps d’étaler ses échantillons, lancer au plus vite quelques prix avantageux afin d’engager leur conversation, tout est là !

Il compte ensuite sur sa ténacité, sur sa souplesse pour retrouver ensuite son avantage. En tous cas, ils ergotent déjà sur les 14 articles, essaient d’en escamoter les parties qui dérangent leurs rêves, et demandent garanties contre garanties. Seuls les socialistes semblent respirer un parfait contentement, el e Worwärts écrit le 10/10 sous la plume de Scheiderman bientôt nous verrons la fin des massacres .

14 octobre – En Autriche la situation devient très compliquée pour Charles Ier. Les Yougoslaves de la Croatie, Bosnie Herzégovine, Dalmatie veulent s'unir en un état, surtout depuis nos succès dans les Balkans. L’incendie gagne la monarchie entière . La Bohème, la Pologne, la Hongrie même réclament leur pleine indépendance. Le gouvernement central désemparé ne sait plus que multiplier les gestes incohérents. La presse berlinoise parle ouvertement d’une liquidation imminente de l’Autriche, lidquidation dont l’Allemagne entend d’ailleurs prendre sa part. Dès maintenant, il apparait qu’une paix immédiate pourrait seule sauver en le trasnformant l’empire des Hasbour.

13 octobre – Grande victoire dans les Flandres. Roulers est pris ; les Anglais sont au bord du Courtroi ; c'est bientôt le débordement de toute la région lilloise par el bord et le repli des Boches sur la ligne Bruxelles – Charleroi, et la Meuse

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15 octobre – Wilson répond, ce qu’on attendait, pas d’armistice tant que l’Allemagne commettra des crimes et n'aura pas changé ses gouvernants. Et dire que déjà il y avait des gens qui croyaient pour maintenant la fin de la guerre !

La Turquie demande une paix séparée. Caillaux passera en haute cour le 29 octobre. Enfin l’Espagne qui commence à ne plus avoir peur des représailles allemandes, saisit les navires allemands en replacement de ceux coulés. Il y a des jours heureux dans la destinée des peuples.

17 octobre – Ce soir, nous apprenons l’entrée des Anglais dans Lille ; un débarquement à Ostende ; une attaque sur l’est du Cateau et aux environs de La Fère.

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19 octobre – Pour savoir où nous en sommes des chances de paix, appuyons-nous sur l’opinion allemande, reflétée par ses journaux.

La deuxième réponse de Wilson a causé de la déception mêlée d’inquiétude et de surprise : on considérait que l’Allemagne en acceptant le principe des 23 points et l’idée d’une évacuation avait atteint la limite des concessions. Quelles réactions la surprise et la déception dans l’âme populaire. Est-ce que la colère, inspiratrice d’énergie ? Est-ce le découragement, propice aux défaillances ? La censure est intervenue pour éviter les dissidences. La thèse officielle qui nous dévoile, non l’état de l’opinion, mais les intentions de la chancellerie peut se résumer en deux paragraphes : d’une part un air de bravoure ; Wilson a parlé sur un ton inacceptable, il semble oublier que les armées de l’Empire dont en territoire allié, ce serait pour l’Entente une imprudence couteuse d’abuser de ses avantages et de pousser à bout ses adversaires. D’autre part, une nouvelle offre de conciliation ; ils veulent tendre encore une fois la main, ne pas refuser de continuer la conversation, consentir de nouveaux sacrifices en faveur de la paix souhaitée par l’humanité toute entière. On a l’impression que le gouvernement s'apprête à faire à Wilson une réponse assez humble, mais qu’en même temps, il travaille à surexciter l’opinion en prévision d’une rupture possible.

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20 octobre – Ce que je vois. Tout n'est pas parfait dans la manière militaire de conduire la guerre. C'est souvent des ordres et des contre-ordres. Le désir successif qu’on certains chefs plus soucieux de leur avancement que du bien général de se couvrir par un ordre, inexécutable souvent ; ainsi aux environs de Belfort en cas de repli, l’on avait prévu en mars-avril 1918 différentes lignes que l’on avait fortifiées, et que l’on dénommerait lignes A, B, C. La ligne B, entre autres, comprenait une ligne de réseaux de fil de fer qui devaient s'appuyer sur les forts. La construction de cette ligne se laisse jusqu’au mois de mai, puis de l’importance après la double percée des Allemands sur la Somme et sur l’Aisne. Aussi, cette ligne qui semblait n'avoir aucune importance auparavant, devient très urgente au mois de mai. L’étude de cette ligne qui devait prendre plusieurs semaines pour l’établir méritait qu’on y réfléchisse pour la tracer et qu’on se serve déjà de toutes les organisations existantes autour de Belfort et très nombreuses autour des forts. Au lieu de cela, l’Etat-major du 40e C.A. pris l’affaire en main alors que jusque-là, il s'en était désintéressé, et en 48 heures, il établit une ligne de plus de 20 km qui sur le papier avait l’air de se tenir mais qui en réalité ne se servait même pas de l’appui des forts qu’elle devait protéger. J'ai refait tout le tracé de cette ligne à pied, car c'est moi qui en surveille l’exécution, et j'ai souvent été amené à la rectifier, et à m'étonner que comme flanquements l’on ne se soit pas servi des tourelles de mitrailleuses des forts, cette ligne passant beaucoup trop loin en avant et ne venant s'appuyer sur aucun. C'est un non-sens absolu reconnu par le général inspecteur Demange quand il est venu dans le secteur, et pourtant ce projet avait été approuvé entièrement par le général Paulinier, commandant le 40e C.A., le même qui visitant le fort de Vézelois ne savait pas qu’une casemate de Bourges était un organe de flanquement ne pouvant tirer avec des canons de 75 que dans une direction donnée !

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22 octobre – À la suite de la note de Wilson et des victoires de l’Entente, la lutte des partis est intense en Allemagne ; pangermanistes et socialistes luttent pour prendre position. Les pangermanistes ont entravé toutes leurs décisions et organisent fiévreusement la résistance. À l’aile opposée, les socialistes indépendants relèvent la tête et gagnent du terrain? Entre deux, le gouvernement et la majorité parlementaire négocient, discutent, s'efforcent de ne pas rompre la conversation avec Washington mais sont surtout préoccupé de leurs réformes démocratiques.

Les groupes de droite étaient trop fortement organisés, ils avaient à leur disposition trop de lignes, trop de journaux, trop d’influence pour ne pas pouvoir très rapidement reconstituer un bloc d’opposition. Il n'y avait qu’un mot d’ordre à donner et toutes les sociétés de propagande patriotique se sont livrés à des manifestations concertées, déclarant inacceptables les exigences du président Wilson et réclament la lutte à outrance. Le bureau du parti conservateur, la ligue des industriels, le comité indépendant pour une paix allemande, la société métallurgique de Hanovre, les sociétés d’étudiants, les associations d’anciens combattants, les groupements allemandes de Poméranie et de Prusse occidentale lancent des appels et adjurent Hindenburg de ne pas céder un pouce de terrain allemand. Il est difficile de discerner quelle force réelle représente ce mouvement, quelle influence il aura sur le gouvernement et jusqu’à quel point il sera capable de grouper les éléments nombreux encore qui n'ont pas le sentiment de la défaite ou qui estiment qu’une résistance désespérée sera moins désastreuse qu’une lâche paix.

Du jour au lendemain le haut commandement pourrait prendre la direction d’un mouvement qui se dessine, lui imprimer une nouvelle force. Mais d’autre part, toutes ces manifestations cachent une part de bluff et les ouvriers de certaines firmes protestent du télégramme envoyé en leur nom.

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Pendant ce temps, de nombreuses réunions ont lieu dans toutes les villes pour réclamer la paix. Mais si les socialistes possèdent le grand prestige que la lassitude générale assure à leur politique, ils ne possèdent par contre ni l’unité d’action ni l’expérience du pouvoir qui leur permettraient d’exploiter pleinement leur avantage. Les socialistes indépendants, si longtemps condamnés au silence et à l’impuissance reprennent leurs troupes en main. Ils acclament à Berlin l’ambassadeur des soviets. La presse bourgeoise crie au bolchévisme et les socialistes gouvernementaux ne cachent pas leur inquiétude. Des exaltés parlent déjà d’un gouvernement Haan – Ledebourg - Scheidemann et ses amis trouvent la plaisanterie mauvaise et multiplient les appels au bon sens. Dès maintenant, ils sont forcés de se défendre sur leur droite et sur leur gauche, ce qui les condamne à une attitude sans netteté et sans vigueur.

Dans les journaux socialistes, la campagne antimilitariste bat encore son plein. Les radicaux redoublent d’attaques contre les pangermanistes. Les socialistes indépendants sont seuls à réclamer une paix à tout prix. Les socialistes majoritaires déclarent avec netteté qu’il y a des limites aux concessions, et que jamais ils n'accepteront une paix qui sacrifie les intérêts vitaux de l’Allemagne. Une aggravation des exigences de l’entente peut amener la reconstitution d’un grand parti de défense nationale ? C'est possible. Mais n'oublions pas qu’il y a une fissure dans le front intérieur et que du jour où les victoires de l’Entente menaceront réellement les terres boches, une manifestation de colère populaire peut diminuer bien des résistances et amener les conservateurs et les modérés à toutes les concessions.

27 octobre – Depuis huit jours les Anglais luttent avec acharnement pour les passages de l’Escaut à Tournai, Valenciennes et nous nous luttons pour refouler les Boches entre Oise et Aisne en direction de Hirson et la Meuse. Les troupes boches luttent en désespoir espérant sans doute obtenir de meilleures conditions d’armistice s'ils arrivent à nous maintenir.

Mais, ils se sentent à plat complétement à l’intérieur, ils sont prêts à tous les sacrifices ; ils n'en veulent plus ; le peuple allemand s'aperçoit un peu tard qu’on lui a bourré le crâne pendant 4 ans, et aujourd’hui, il ne veut plus rien croire de la part de ses dirigeants, il veut la paix, coûte que coûte.

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Or Wilson a répondu à l’Allemagne en remettant la décision entre les mains des chefs militaires, seuls qualifiés pour dire à quelles conditions l’ennemi peut être mis définitivement hors d’état de nuire.

Le confident de Wilson, le colonel Houx est en France ; c'est à Foch, Haig, Pershing à fixer les conditions de l’armistice !

En attendant, les boches liquident leurs chefs militaires ; Ludendorff s'en va ; l’on dit qu’Hindenburg va suivre. Le Kaiser ne sera-t-il pas obligé d’en faire autant avant peu ? En bas, tout le parti militariste allemand, cause primordiale de toutes ces tueries :

Mais l’Allemagne est encore inquiète ; tous les jours le désastre militaire s'accentue ; pourront-ils éviter la débâcle avant que les Alliés aient fait connaître leurs conditions d’armistice ? Et à l’abri de cette façade qui semble encore imposante mais que l’on sent lézardée de toutes parts, les Boches répondent à Wilson qu’ils attendent la réponse des Alliés ; combien anxieusement.

Et ils sont d’autant plus pressés d’en connaître enfin nos conditions que son brillant second, l’Autriche capitule. En effet, l’Autriche-Hongrie demande un armistice sans tenir compte des pourparlers déjà engagés entre les puissances belligérantes sur ce sujet.

La Turquie aussi va capituler ; les Anglais sont à Alep et tiennent la voie du chemin de fer Constantinople-Bagdad. C'est la fin de leurs débris d’armée.

Quant aux Serbes, ils approchent de Belgrade et les Roumains secourus par nous qui sommes sur le Danube à Vidin, reprennent les armes et envahissent la Dobroudja

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Décidément, la paix viendra plutôt que je ne l’espérais ; l’alliance des centraux n'était plus qu’un colosse aux pieds d’argile ; elle n'avait plus aucune base solide et elle s'écroule sous les victoires répétées de nos poilus.

Or que disaient les journaux boches il y a quelques jours ; le 15 octobre, le journal catholique Kölnische Zeitung écrivait :

Nous avons consenti à l’évacuation des régions occupées et nous avons proposé la nomination d’une commission mixte pour fixer les détails de cette évacuation. Les régions évacuées ne devront pas être immédiatement occupées par l’ennemi mais rester libres. Un fait certain, c'est que nos armées sont toujours en pays ennemi, loin de notre frontière. Si l’Entente veut continuer les effusions de sang, dans l’intention de nous écraser complétement, elle verra que nous ne sommes pas encore au bout de nos forces.

Le Schlesische Zeitung écrivait le 14 octobre

L’évacuation des régions occupées devant être réglée par une commission, il ne saurait être question d’un abandon immédiat des régions occupées, ni d’un départ sans conditions. Il n'est pas possible d’admettre avec Wilson que la question d’un armistice ne pourra être étudiée qu’après l’évacuation. Il importe que dans le cas où l’armistice ne serait pas suivi de paix, nous ne soyons au même point qu’aujourd’hui à la reprise des hostilités les territoires occupés seraient neutralisés, occupés par la Hollande, etc… Il faut que nos ennemis se disent qu’ils ne doivent pas trop tendre l’arc : une nation est indigne de vivre si, pour sauver son honneur, elle ne consent avec joie avec tous les sacrifices .

Le Münchner Neueste Nachrichten écrivait le 18 octobre :

Le courage de nos soldats ne fera que s'accroitre si les exigences de l’ennemi sont inconciliables avec notre honneur. Les destinées de l’Europe, le bonheur des générations futures, les idées de fraternité seront anéanties par le feu et dans le sang si Wilson, à l’instigation de nos ennemis quitte les voies du droit pour s'engager dans celles de la force brutale.

30 octobre – Les armées boches se cramponnent au sol de France et résistent toujours avec désespoir aux assauts des armées Debeney, Guillaumat, Mangin. C'est que les Boches espèrent en résistant obtenir des conditions moins dures.

Le Frankfurter Zeitung radical du 26 octobre écrit

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À l’étranger, on a reconnu la tournure favorable qu’a prise sur la front la défensive allemande et l’on a dit que des critiques militaires apprécient aujourd’hui notre situation militaire dans un sens sensiblement plus optimiste. Si cette impression reste, nous avons de bonnes raisons d’espérer que malgré le désarroi de notre situation politique, nous ne nous croirons plus contraints de nous précipiter vers la fin de la guerre et d’accepter la paix à n'importe quelles conditions. Nous espérons que nous armées nous permettront de repousser une funeste paix de violence et fourniront à notre politique le délai nécessaire à la conclusion d’une paix du droit.

Mais d’autre part, le national libéral Magdeburgische Zeitung écrit le 27 octobre :

L’Allemagne a perdu la guerre dans une mesure qu’aucun Allemand n'avait imaginé. La puissance de l’Allemagne en face de la coalition ennemie est tellement affaiblie que selon les lois de la guerre nous ne sommes pas loin d’être à la merci de la puissance adverse. Ceux qui jettent aujourd’hui le plus de cris contre la vilenie et la brutalité de ces ennemis, ce sont ceux-là qui invoquaient précisément ces lois de la guerre. Le fait que nos armées se trouvent encore en territoire ennemi et qu’elles seraient encore capables de soutenir une lutte inégale ne modifie rien à cette situation. Notre devoir le plus sacré envers notre peuple est donc de sauver tout ce qui peut l’être encore dans la liquidation de la guerre mondiale.

La capitulation de l’Autriche va abaisser encore le ton des articles des journaux, et amener peu à peu le peuple, malgré les pangermanistes à accepter toutes les conditions d’armistice des Alliés. De moins en moins je ne crois à un sursaut d’honneur de la part des Boches et à la lutte à outrance à la faveur des futures concessions boches, nous pourrons purger la valeur de leur honneur national : Il ne doit pas valoir cher. N'a-t-on pas dit qu’ils avaient une âme de valet.

31 octobre – L’Autriche inquiète de n'avoir encore aucune réponse alors que la décomposition de son empire avance très rapidement, lance un deuxième appel de paix. Le gouvernement de l’empereur Charles, qui en sommes n'existe plus qeu de non, car il ne commande plus à aucun pays, voudrait essayer de se sauver en ayant un traité en mains qui lui donnerait l’apparence d’un gouvernement. Violant toutes les formes employées dans la diplomatie, il implore la paix.

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Pendant ce temps, les Italiens attaquent leurs armées, font 30 000 prisonniers, prennent 400 canons, aidés par les Français et les Anglais. C'est le coup de grâce !

Sur notre front les Boches résistent à outrance, obéissent à des ordres impératifs ; ils espèrent ainsi lasser notre commandement et obtenir des conditions d’armistice plus favorables ! Là encore, ils se trompent lourdement. Le Boche doit capituler comme ses co alliés ! Et pour cela, il faut qu’il se reconnaisse complétement battu. La lutte doit donc encore continuer aussi longtemps qu’ils émettront des prétentions et nous menaceront de leurs fanfaronnades.

Le procès Caillaux commence. L’acte d’accusation est formidable. Espérons que les juges auront l’énergie de sévir et de condamner.

Si l’on avait suivi les menées pacifistes de Caillaux, l’on sait que c'était l’abdication de la France en tant que nation ; l’on se rappelle que comme gage de notre neutralité quand l’Allemagne armait contre la Russie, le Boches nous avaient demandé Verdun et Toul, les portes de la France ; il est bon de se rappeler les conditions qu’ils voulaient nous imposer.

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1er novembre – La Turquie capitule avant l’Autriche. Elle rouvre les détroits, livre les forts des Dardanelles et rend les prisonniers.

La victoire italienne s'amplifie ; l’Autriche agonise et ne tardera pas à capituler.

Le danger de na pas profiter complètement de nos victoires augmente pour nous. Pourtant, avec des Clemenceau, de Foch, des Lloyd Georges, il semble que l’on puisse se laisser guider en confiance. Le Journal des Débats résume assez bien cette contrainte :

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Pendant qu’il y a à Versailles la réunion du conseil des Alliés qui discutent les conditions de l’armistice, que pense-t-on en France à ce jour :

Il y a un courant d’opinion qui croit que la guerre va finir avant un mois ; que l’Allemagne acceptera toutes nos conditions : l’on parle de révolution. Un autre, au contraire, dont je suis, estime que le pangermanisme allemand va se révolter à nos conditions d’armistice ; que ce sursaut d’honneur pourra s'organiser en résistance à outrance et que pour vaincre ce dernier effort et amener le peuple allemand à la capitulation absolue, la guerre durera jusqu’à la fin du printemps prochain. Pourtant, si l’Allemagne s'incline dès à présent et capitule, c'est qu’elle a une âme indigne de gens libres et fiers, même pas une mentalité de soldats dignes de ce nom ; à peine de soudards !

3 novembre – Les événements dépassent en rapidité toutes les prévisions. Les Alliés sont à Trieste, Trente, Udine. L’Autriche capitule. Les conditions de l’armistice seront publiées mardi 5 novembre à midi. L’Allemagne reste seule ! Que va-t-elle décider ? Quelles décisions vont prendre le peuple allemand ? Le ton de la presse allemande était encore menaçant le 30 et 31 octobre.

Lokal-Anzeiger a dit :

Il faut peser le pour et le contre avant de décider la résistance à outrance. Mais s'il faut se résoudre au dernier combat, nous le ferons et nous lutterons ; il coûtera aussi aux ennemis leur meilleur…

Le Düsseldorf Nachrichten (national) du 31 octobre :

Si les conditions de l’Entente sont trop dures, l’Allemagne luttera jusqu’au bout.

Le Kölnische Volkszeitung (catholique)

Si l’Entente pose des conditions humiliantes, le peuple allemand s'y opposera.

Quand leurs armées seront sur la Meuse, ils baisseront le ton ! Lutteront-ils encore ? Sachons attendre avec confiance les heureux événements qui vont suivre. Il est à remarquer que les Alliés n'ont pas encore fait connaître leurs conditions d’armistice. À mon humble avis, la vraie manière pour éviter un sursaut d’indignation toujours possible et une résistance de désespoir, est d’attendre la venue du parlementaire avec le drapeau blanc. Jusque-là, silence.

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6 novembre – Les conditions de l’armistice avec l’Autriche sont connues. C'est bien la capitulation avec occupation. À quand le tour de l’Allemagne ? Quelques semaines, quelques mois ?

7 novembre – Quatre parlementaires allemands sont désignés pour venir demander à Foch nos conditions d’armistice. L’on croit rêver !

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Cela ne veut pas dire que l’Allemagne va capituler comme nous le lui demandons. Je ne suppose pas encore, malgré l’avance rapide des Alliés sur la Meuse.

Sedan est pris par les Américains. C'est une retraite précipitée sur ce front, et bientôt une débâcle.

Les journaux disent que la Bavière a sommé la Prusse d’accepter l’armistice. Si la paix arrive plus tôt que nous ne l’espérions, ce sera sans le fléchissement moral de l’Allemagne a l’intérieur. Les partis s'entre-déchirent, le particularisme des peuples renait.

10 novembre – Dimanche matin. La révolution gronde en Allemagne. La Bavière a proclamé la République. L’empereur Guillaume a abdiqué. Le chancelier a donné sa démission. À Kiel la flotte s'est révoltée. Cette fois, c'est la fin.

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Les gouvernants boches ne peuvent que signer l’armistice s'ils ne veulent pas que le peuple ne balaie d’un seul coup toutes les dynasties allemandes. Ils avaient jusqu’à demain 11 heures pour répondre.

L’armistice est signé.

Quel beau jour pour la France ! Aujourd’hui dimanche le soleil se met de la fête. Il fait doux, les gens sont gravement joyeux ; je n'ai pas encore vu de manifestation bruyante et joyeuse. L’on s'arrache les journaux. C'est tout quant à présent. La fin de la guerre vient si ite que l’on en ressent comme un moment de stupeur ! Et dire que nous n'aurons pas eu le temps de bombarder Berlin et les villes allemandes de Saxe et de Bavière.

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11 novembre – Dès le matin, nous apprenons officieusement que l’armistice est signé et que les hostilités cesseront à 11 heures. Peu à peu la nouvelle se répand dans la ville ; on pavoise ; la foule se répand dans la rue ; le tambour de ville lit une proclamation du maire annonçant la nouvelle ; on l’acclame : des avions volant très bas font partir des fusées et agitent des drapeaux. C'est la joie partout. Enfin le terrible cauchemar a pris fin. La ville prend des airs de fête ; tous les ateliers et fabriques ont fermé et la foule est très nombreuse.

Comme il fait très beau, je vais faire avec mon camarade Fontanille un tour à Masevaux, très pavoisé et à Thann. Nous allons même dans les tranchées de première ligne tenues par des nègres américains, et nous apercevons les Boches qui de loin agitent des mouchoirs.

Nous allons jusqu’au moulin au-delà de Vieux-Thann. Tout est calme et déjà des civils sont venus voir les tranchées, désormais sans péril. À Thann, la musique et les inévitables pompiers alsaciens en cortège vont porter une couronne aux héros morts pour la France. L’on joue la Marseillaise et tout le monde crie joyeusement : Vive la France !

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Paroles doublement chères sur cette vielle terre d’Alsace.

En rentrant à la nuit, au loin les tranchées sont éclairées par de multiples fusées éclairantes, de toutes couleurs. À Belfort, ce sont des chants joyeux, des rondes de jeunes gens autour de feux de Bengale : la foule parcourt les rues éclairées par les magasins. De la joie saine et heureuse ; peu de soulards, aucune manifestation déplacée. L’on a besoin de s'habituer à cette grande joie.

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Entre l’armistice et la paix

Quelques souvenirs d’Alsace et de Lorraine

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J'avais clos mes souvenirs de guerre à l’armistice croyant n'avoir plus de souvenirs personnels qui vaillent la peine d’être notés pour l’amusement de mes petits enfants (si j'en ai un jour, je le désire du moins).Aujourd’hui après trois mois d’armistice je me trouve à Metz ; je m'y rappelle qu’enfant, mon père m'avait quelquefois parlé du siège de Metz, des combats de Saint-Privat, de Rezonville, de Gravelotte. Il n'a laissé par écrit aucun des jours qu’il a vécu dans l’angoisse et l’incertitude du lendemain, aucun écrit sur le siège de Metz qu’il a subi, sur sa captivité. Je reconnais la joie que j'aurais aujourd’hui, alors qu’il n'est plus, à revivre par ses notes toutes ses impressions d’alors. Je ne veux pas faire la même erreur, et je recommence ces quelques notes au jour le jour jusqu’à ce que la démobilisation me restitue à mes occupations pacifiques d’avant guerre.

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Mais bien des journées mémorables que j'ai joyeusement vécues depuis l’armistice sont déjà loin et comme perdues dans mon souvenir.

Mes sensations d’alors n'auront plus la couleur et l’acuité de notes prises sur le vif. Essayons quand même.

Mulhouse

Nous savions à Belfort que les troupes françaises entreraient triomphalement à Mulhouse le dimanche qui suivait l’armistice. Pendant la guerre, l’on avait si souvent discuté des sentiments français des Alsaciens, que c'était une occasion unique de s'en rendre compte. Le général Gency que j'avais sondé ne paraissait pas disposé à accorder ni permission ni moyen de transport. Aussi, bravant une punition possible et sans rien demander pour ne pas courir la chance d’un refus, je m'entends avec mon ami Fontanilles, chef du service auto de la place, et avec 3 autres camarades dont Baudouin et Laflaisselle nous décidons de partir de bonne heure le dimanche, en auto, et d’aller assister à l’entrée des français à Mulhouse.

Journée très froide ; temps brumeux mais sec ; auto découverte, décorée de drapeaux ; on part dans la joie. On passera par le pont d’Aspach où se trouvaient les lignes boches quelques jours auparavant.

La route est presque déserte ; bientôt ce sont les anciennes lignes françaises ; la route autrefois coupée à été réparée hâtivement par des ponts de bois. Plusieurs lignes de barbelés et nous traversons la zone interdite entre les deux lignes, espacées en cet endroit de quelques centaines de mètres. Puis voici les lignes boches : tranchées et barbelés. Près du Pont d’Aspach dont nous apercevons les ruines, nous croisons les premières troupes qui se dirigent vers Mulhouse. Il est à peine 9 heures et l’entrée n'a lieu qu’à midi.

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Dans les bois de Burnhaupt nous croisons des artilleurs ; canons de 75 et caissons décorés de feuillages et de drapeaux ; ils sont parés pour une fête alors que quelques jours plutôt ils crachaient la mort nuit et jour. Partout ce sont des baraques de camps abandonnés hâtivement. Nous traversons Heimsbrunn complétement évacué par la population et fort peu endommagé ; de même Niedermorschwiller. À chaque carrefour des noms immenses indiquent les différentes directions ; même dans la demi-obscurité, pas moyen de se tromper. Les Boches pratiques. Grands parcs du génie bien garnis ; les paysans n'ont pas hésité à remplir des grosses charrettes de belles planches et à les emporter, profitant du répit et de l’abandon entre notre arrivée et le départ des Boches. L’intérêt et l’impunité assurés ne perdent jamais leurs droits. À Reiningue, nous rencontrons les premiers alsaciens délivrés ; nous devançons les troupes ; on pousse quelques vivats sur notre passage ; maisons pavoisées et décorées de feuillages. Lutterbach, sortie de la messe ; on s'arrête. La foule nous entoure ; le curé vient à nous content et joyeux ; il nous souhaite la bienvenue ; on s'embrasse. Et il veut nous présenter à la supérieure du couvent qui prévenue, nous attend devant la porte, entourée de ses sœurs ! Enfin vous voilà ; que nous sommes heureux nous disent-elles. Elles voudraient que nous entrions ; mais nous ne voulons pas nous retarder et nous repartons. Pfastatt, faubourgs et nous entrons dans Mulhouse? Les gens se pressent sur notre passage ; à droite et à gauche l’on nous acclame, l’on nous crie, agite des mouchoirs, l’on s'approche de notre auto pour nous serrer les mains ; quelle joie, quel empressement spontané. J'ai vu une vielle femme du peuple qui s'approche de moi, me serre la main, et s'en va en pleurant. Elle doit se souvenir de 70 et pleurer de joie de revoir, enfin, des français.

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Car le grand mot de la journée que nous entendons répétés comme une litanie: Enfin vous voilà comme si notre arrivée délivrait tous ces braves mulhousiens d’un terrible cauchemar. Pourtant les maisons sont couvertes de drapeaux; pas une fenêtre même la plus modeste qui ne soit pas décorée! Depuis deux jours les Boches sont partis, l’on a travaillé nuit et jour pour fabriquer des drapeaux. De multiples inscriptions Vive nos libérateurs , Vive les vainqueurs , Vive nos libérateurs , Vive les vainqueurs , Vive la république ,» Vive la France» . Le drapeau alsacien blanc et rouge avec la roue de moulin, armes de Mulhouse orne quelques maisons.

Fontanilles a un mot d’introduction auprès de Mgr Vogt. Nous y allons. Il a déjà quitté sa maison, car l’effervescence règne dans la ville et tout le monde descend dans la rue pour acclamer nos braves troupiers à leur entrée. Il est à peine 10 heures. Nous allons chez une de ses cousines, Mme Geiger, 22 avenue des Modenheim. Réception très affectueuse, elle veut absolument que nous déjeunions chez elle; nous déballons nos provisions et installés sur une table du petit salon, nous déjeunons en hâte sur le pouce. Une pauvre jeune fille paralysée, les yeux brillants de fièvre de voir enfin des officiers français tant attendus, tant désirés depuis si longtemps, dit-elle, assiste à nos agapes. La maitresse de maison se multiplie et veut absolument que nous mangions du pâté de foie gras, du jambon, gardés précieusement pour un jour mémorable. Pendant que nous mangeons arrive un des fils Vögt. Homme à forte carrure, traits énergiques, rentré la veille de l’exil où les Boches l’avaient condamné depuis août 1914 pour avoir acclamé le drapeau français lors de la première entrée des français. Il nous fait le récit de la révolution des soldats, de la désorganisation de l’armée allemande, des trains encombrés et pris d’assaut. Jamais il n'a désespéré de notre victoire, surtout depuis l’entrée en guerre des Américains; il était à Hambourg et tous les jours il recevait Le Temps qui l’informait exactement de ce qui se passait.

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Mais nous voulons voir l’entrée de la IIe armée avec le général Hirschauer. La foule joyeuse encombre les rues ; nombreux costumes d’Alsaciennes. L’on s'aborde en se serrant la main, tout le monde veut montrer sa joie et sa reconnaissance. Nous prenons place sur un balcon, et bientôt voici les premiers cavaliers qui précèdent les états-majors. Il manque seulement de la musique avec un air entrainant de marche Lorraine ou de Sidi-Brahim. Mais cela n'empêche pas les acclamations ininterrompues de jaillir de toutes les poitrines au passage des généraux on agite les mouchoirs, les chapeaux, on crie Vive la France, vive les vainqueurs , c'est l’unique refrain que l’on entende pendant tout le défilé.

Voici Hirschauer et son état-major, puis le général de Mitry et l’état-major de la VIIe armée.

Peu à peu la foule se resserre et bientôt les troupes défileront par deux, par un, se frayant un passage au milieu de la foule enthousiaste. C'est du délire. Je vois les soldats défilant avec une Alsacienne au bras, un gosse portant le fusil. J'ai nettement l’impression d’un accueil fraternel et spontané ; c'est comme un retour de l’enfant prodigue, rien n'est assez beau pour lui et tout lui est permis.

Puis, nous redescendons de notre balcon pour aller voir la revue qui a lieu sur la promenade devant la poste. Nouvelles acclamations, nouveaux cris. La foule se répand dans les rues et fraternise avec la troupe et les officiers. Il règne comme une légère ivresse ; ivresse des cœurs débordants de joie et d’allégresse. À défaut de s'embrasser, les gens, des dames forts bien sous serrent les mains enfin vous voilà disent-ils tous, comme s'ils avaient besoin de nous toucher pour croire à la réalité de leur rêve.

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Quelques flocons de neige tombent légèrement à la tombée de la nuit comme pour augmenter l’illusion et faire croire à un beau conté de Noël. Car en effet, c'est mon vrai conte de fées que je viens de vivre en ce dimanche inoubliable, au milieu d’une vraie joie délirante et pure, sans excès tapageurs, sans manifestations déplacées. Partout la note juste, l’élan du cœur d’un peuple qui se donne. Et comme ce cri d’une Alsacienne donne un reflet des sentiments ressentis : mon capitaine, je jour de mon mariage je ne serai pas plus contente !

Mais il faut rentrer ; parti sans permission, nous ne pouvons rentrer après diner. Dans la nuit, nous nous trompons de route et sans carte, nous nous retrouvons à Wittelsheim. Nous obliquons vers Cernay et par Thann rentrons joyeusement à Belfort, heureux de cette journée triomphale.

Mais l’Alsace m'attire ; je veux essayer de la connaître mieux et quelques jours après je profite d’une liaison auprès de la IIe armée à Mulhouse pour voir le Rhin, ce fleuve symbolique, barrière de deux races à travers les siècles. Cette fois, mon auto passe à Altkirch, petite ville pittoresque bâtie en amphithéâtre ; encore désertée par sa population, nous la parcourons. Quelques maisons ont souffert de nos obus ; mais partout il ne reste rien ; tout a été déménagé par les Boches. Dans l’église dévastée, Fontanilles s'empare d’un saint en bois sans assez de pudeur ! Nous prenons la route de Bâle, traversons Saint-Louis. Voici Huningue; j'y rêvais de fortifications me souvenant d’un tableau de Detaile : La sortie du général Barbanègre de la forteresse de Huningue. Il n'y a plus que des usines à la place. Nous arrivons au Rhin. Le pont de la route est coupé ; et je vois un brave petit fleuve, bordé de peupliers, sans rien d’imposant que son nom prestigieux : le Rhin.

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Il y a un léger brouillard qui estompe dans le lointain la grande ville de Bâle, et ne face de nous, la Forêt Noire que l’on devine plutôt qu’on ne l’aperçoit.

Nous remontons jusqu’au pont du chemin de fer par où de nombreux prisonniers rentrent en France. Je traverse le pont et arrive à quelques mètres de la sentinelle boche et du feldwebel qui commande le poste. Ils posent volontiers devant mon appareil tout prêts à faire Kamarades.

On travers la forêt de la Hart qui cache sous ses futaies très ordinaires de nombreux camps abandonnés. Enfin, c'est avec plaisir que je revois Mulhouse toujours très animée mais plus calme et non plus débordante de joie délirante.

Il y a un coin de ruines aperçu le premier jour et qui m'attire, c'est le pont d’Aspach. En février, alors que j'étais au 2e bureau de l’état-major du 16e C.A. cantonné à Masevaux, l’on préparait par ordre du G.Q.G. un fort coup de main sur la Kahlberg, sorte de colline boisée, au-delà du pont d’Aspach et de la Doller. L’attaque était appuyée par une grosse préparation d’artillerie lourde de plusieurs jours et pour cela l’on avait concentré des batteries d’un peu tous les coins de l’Alsace. Je quittais le C.A. pour aller à Belfort avant l’attaque; mais je sus que ce fut un échec lamentable et que pour quelques prisonniers ramenés dans nos lignes nous avions perdu beaucoup de monde. C'était donc intéressant de revoir les organisations boches de ce coin-là.

Les maisons qui formaient l’agglomération du pont d’Aspach ne sont plus que des ruines ; chaos de poutres et de pierres à la surface, mais en dessous ce camouflage naturel les boches avaient installé des tranchées et des abris.

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La route qui va vers Cernay et passe sur le pont de la Doller est un remblai en arrière de la route par rapport aux positions françaises une tranchée court parallèlement à la route pour desservir les nombreux abris et les nombreux postes de mitrailleuses creusés sous la route et même bétonnés. Les créneaux de mitrailleuses invisibles mêmes pour nous qui sommes dessus, affleurent les talus de la route et battent les champs qui sont en contre-bas entre la Doller et le Kahlberg, formant ainsi un glacis infranchissable. Je prends quelques photos des maisons démolies. Nous devons revenir prendre des photos du P.C. et observatoires boches sur la colline fortement bouleversée par notre artillerie.

Mais mon départ en permission et le mauvais temps ne me permettra pas d’y revenir. Et pendant ma permission, je suis muté pour un autre poste. Je le regrette, il y avait d’intéressantes photos à prendre de ces trous d’obus pleins d’eau et des P.C. boches abandonnés et plus ou moins démolis d’obus.

Permission

2 décembre - Vite, dépêchez-vous, allez recevoir à la gare de la part du général, un roi nègre qui vient de débarquer. Le colonel Brémont qui l’accompagne n'est pas content qu’il n'y ait personne. Voilà ces paroles du commandant de Clormadeuc, major de la garnison. Je me précipite à la gare pour recevoir mon roi nègre, mais l’émir Fayçal, fils de notre allié le roi du Hedjaz, accompagné d’une suite de quelques personnes en costumes arabes, ce personnage m'attend dans le bureau du chef de gare. Je me présente de la part du général et nous partons aussitôt pour l’hôtel du Tonneau. L’émir arrive à Belfort pour visiter l’Alsace avant de se rendre à Paris. On le fait voyager pendant que le gouvernement règle différentes questions à son sujet avec les Anglais. Il part le jour même pour Colmar où devra le rejoindre Si Kaddour Benghabrit, marocain, important commandeur d’une légion d’honneur mis à sa disposition par le gouvernement français et qui doit arriver à Belfort par le train de Paris le soir même.

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Je vais l’attendre à la gare et nous décidons de partir le lendemain à la recherche de l’émir vers Colmar. C'est une occasion de voir un coin d’Alsace et je profite de l’occasion pour l’accompagner.

Magnifique journée ensoleillée quoique légèrement brumeuse. Traversons Cernay complétement déserte, et dont beaucoup de maisons ont souffert de notre bombardement. Il est vrai que ce gros bourg s'est trouvé pendant 4 ans dans les premières lignes boches. Quelques photos, église, synagogue, maisons curieuses.

À Isenheim, le village est pavoisé et je photographie une grande inscription au travers de la grand’rue : vive la France, notre vraie patrie !

Nous traversons sans nous arrêter Roufach, car il faut être à Comar avant déjeuner pour y retrouver l’émir qui doit nous y attendre. À 10 heures, nous arrivons ; nous cherchons dans tous les hôtels ; point d’émir. Au quartier général de Castelnau, l’on a rien vu ; et même un photographe qui a attendu hier toute la journée en a été pour ses frais. Pourtant l’émir a dû arriver hier soir à Colmar. D’un passant qui connait mon camarade Beaudoin, nous apprenons que l’émir a dû continuer son voyage sur Strasbourg, nous l’y poursuivons.

Vite on déjeune ; comme avant de partir nous avions acheté à Belfort des marks à 0,70 le mark, le déjeuner de marqui à 5 mark 50 ne nous revient pas cher. La nappe et les serviettes sont en papier. Le vin est hors de prix, 10 à 12 M la bouteille de vin de Moselle ou du Rhin.

L’on repart vivement et l’on brûle les étapes. Des deux côtés de la route plate et droite, la terre est bien cultivée. À gauche à demi dans la brume nous apercevons les Vosges. Nous laissons Sélestat à droite et vers 3 heures nous sommes en vue de Strasbourg.

Avant d’entrer en ville, nous allons voir le pont de Kehl, trait d’union entre la France et la Bochie, un des ponts de communication entre nous et eux. L’accès à ce pont est interdit par un cordon de troupes; comique sévère ; j'invoque la curiosité de mon gros personnage officiel qui impressionne le garde avec sa croix de commandeur pendue au cou sur son burnous, et nous passons.

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Le commandant qui dirige le service de garde nous accompagne obligeamment jusqu’au bout du pont du côté de l’Allemagne ; c'est là qu’est établi un barrage de fil de fer barbelés, ne laissant qu’un étroit passage. D’un côté la sentinelle française, de l’autre le Boche avec son affreux casque de tranchée et sa baïonnette qui ressemble à un couteau poignard. Quelques mètres à peine les séparent. De nombreux prisonniers français que les Boches ont lâché sur les routes et aussi une foule d’Alsaciens-Lorrains en tenue allemande passant continuellement devant le barrage. Ils sont tous heureux, car pour eux, là commence la terre de la liberté. À l’autre bout du pont, du côté alsacien, des groupes de civils, reconnaissables à leur chapeau mou vert à plume rendu légendaire par les caricatures d’Hausi, inimitables avec leurs grosses lunettes d’or et leurs barbes rousses ou leur face glabre, chacun d’eux un petit paquet à la main ; ce sont les indésirables que l’on expulse et que l’on rend à leur chère patrie. Quelle ruine piteuse ils ont et quelle rage brille dans leurs yeux. Je ne puis m'empêcher de rire de leur figure déconfite. Oh ! la guerre n'est pas toujours lucrative et il vous faut rendre ce que vos frères ont pris.

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Et nous allons voir Strasbourg. Je suis surpris de la foule mouvementée qui anime les rues ; l’on se croirait un dimanche sur les boulevards tant ça grouille et remue. Nous retrouvons bientôt l’émir à l’Hôtel de la ville de Paris et je quitte Ben Gabrit ; ma mission est finie ; malheureusement la nuit tombe et il est à peine 4 heures ; je cherche à deviner dans la nuit l’immense clocher qui se perd dans l’ombre ; j'admire quelques vieilles maisons alsaciennes, la maison Kammerzell près de la cathédrale, l’ancienne mairie de la place Gutenberg, et l’ancienne hall aux bouchers, et l’ancienne douane.

Un tour à la place Kléber, qui autrefois couverte d’arbres avait beaucoup de fraicheur et d’agrément et nous repartons à Belfort où nous sommes vers 11 heures du soir.

Strasbourg m'a fait une impression de capitale, ayant une vie intense, et j'espère pouvoir y revenir compléter une ébauche fugitive d’impressions.

Villefranche

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5 décembre – Départ en permission de 20 jours, ce qui avec les délais me conduira jusqu’à la fin du mois.

Pendant mon séjour à Villefranche, je suis informé de ma mutation pour les Services Financiers d’Alsace et de Lorraine, avec une première destination Nancy. Tant mieux, je vais probablement revoir l’Alsace et la Lorraine avant la démobilisation et cela m'enchante.