Nous savons
que, sans doute, Louis et Émile Aubry s’étaient rencontrés au Lycée Janson-de-Sailly ;
qu'ils ont correspondu par lettres pendant la guerre de 14 ;
qu'Émile a donné à Louis plusieurs toiles dédicacées et en a réalisé deux portraits.
6 décembre 1915
Cher ami,
En m'en tenant à la lettre de ma promesse quand je t'ai promis de t'écrire en quittant le dépôt, je n'ai pas manqué de parole depuis mon retour de Toulon, pour plusieurs raisons dont la principale est que mon tour de redépart n'est pas encore arrivé et qu’on m'a affecté à l’instruction de la classe 17 à venir. Après beaucoup d’hésitations, scrupules et examens de conscience, je me suis laissé faire, la perspective d’un second hiver dans les tranchées n'ayant rien de bien affolant.
J'ai bien regretté de n'avoir pas su plus tôt ton passage à Paris. Tu penses si nous en aurions eu à nous raconter depuis le début, et j'aurais eu assez facilement même une semaine en permission pour Paris car nous n'en fichons pas lourd en ce moment et mon commandant de compagnie (Robiquet), tu sais le peintre militaire, un vieux copain de l'école, m'aurait accordé ça facilement. Enfin, tant pis.
J'ai pu dernièrement voir Lerouy à son passage retour du front ; il s'est marié pendant sa permission et a épousé Mlle Filion.
(tu te rappelles la jeune cantatrice qui a posé pour son tableau et a diné à la villa et qu'il a connu à cette occasion.)
Il nous est arrivé en vrai poilu, casqué et boueux à souhait ; et est reparti sans trop de cafard à l'expiration de ses 6 jours. Quant au Thourel national, il a fini par partir dans une batterie lourde après un passage très court à la 22e section à Paris. Il est quelque part en arrière du front et compte venir pour la Noël. Mon frère est en Algérie (2e permission du front également) et je suis un peu inquiet pour lui à cause de tous les torpillages. Les cochons boches ont coulé, il y a un mois, un transport chargé jusqu'au fond de tirailleurs en relève du Maroc. Personne n'en n'est revenu, pas drôle.
Je me suis occupé pour moi d'entrer dans les peintres militaires, et justement je pense tout à coup que tu pourrais peut-être m'aider. Voilà. Autrefois il existait une organisation spéciale des peintres militaires relevant du général Niox, le gouverneur des Invalides. Ça a été supprimé mais les généraux commandants d'armée peuvent inviter des peintres à leur état-major. Je tiens ce tuyau du général Niox. Il faut que ce soit le général commandant l'armée à laquelle j'appartiens qui m'invite. Or la 102e qui étaient en Champagne à Auberive encore dernièrement vient de changer de secteur et je ne sais pas quel est le général dont il dépend.
Tu pourras peut-être avoir le tuyau à ton état-major et au cas où nous ferions partie de la même armée, tu pourrais peut-être aussi tâter le terrain.
Voilà vieux. Tu verras si tu peux faire quelque chose et tiens moi au courant au point de vue militaire.
Voilà les renseignements classe 1900, parti au front le 29 août 1914, évacué le 29 janvier 1915, cinq mois de séjour au front (Eparges, Troyon), rentré au dépôt en avril 1915.
Je te souhaite puisque tu sembles le désirer de partir comme capitaine avec une batterie, quoique à première vue, ça me semble à tous points de vue moins intéressant qu'un état-major où on est à même de tout comprendre et tu verras comme on souffre de ne rien savoir quand on est depuis des mois devant son petit secteur.
Ecris moi vieux, moi aussi je serais heureux d'avoir de tes nouvelles et si je ne t'en ai pas donné plus souvent ce que ma situation de demi-embusqué n'était guère intéressante et que je n'avais rien à te raconter de bien passionnant sur ma vie de caserne à Chartres.
Bien affectueusement,
ton vieux Emile Aubry
28ecompagnie, 102e
Jeudi 14 janvier 1916
Cher ami,
Je t'écris de Chalons où je suis arrivé mardi dernier en qualité d’officier de camoufleur. Tu dois savoir à ton état-major ce que nous faisons au camouflage. C'est très intéressant ; il y a des petites balades sur le front pour aller poser nos truquages qui ne manquent pas d’intérêt.
Entre temps, nous travaillons à l’atelier de Châlons où les chefs d’équipe sont des camarades d’atelier qui m'ont reçu admirablement. La vie entre nous est très agréable, aussi peu militaire que possible et je suis très heureux de me trouver dans cette équipe de camouflage où je pourrais rendre, je l’espère, infiniment plus de services que comme caporal de tranchées. Tu vois, ne te dérange pas quand tu viendras en permission à Paris. Je regrette de ne pas te rencontrer à ce moment, nous aurions bavardé longuement. Je regrette vivement pour toi que tu n'aies par décroché ta troisième ficelle, c'est partie remise j'espère.
Au revoir vieux, peut-être quelque part sur le front.
Bien amicalement
Emile Aubry
Brigadier, équipe de camouflage, atelier de GAC, secteur P5, surtout, si tu m'écris, ne mets pas Châlons
Inutile bien entendu de t'occuper de ce que j'avais demandé.
7 décembre 1917
Cher ami,
En effet, je n'ai reçu aucune de tes cartes, et la lettre d’aujourd’hui me disant que tu es à la Banque de France pour un mois encore est la première que j'aie de toi. Je compte venir en permission vers le 15 et je t'enverrai un mot à mon arrivée à Paris ; tu penses bien que je serais très heureux de te revois aussi et de bavarder un moment.
Emile Aubry
Parmi les nombreux artistes algériens qui, depuis une trentaine d’années, sont allés demander à Paris la consécration de leurs efforts et de leur talent, bien peu sont arrivés à s’imposer avec autant d’autorité que le peintre Émile Aubry. On sait qu’il est actuellement un de nos grands portraitistes et que sa renommée, passant les mers, s’est répandue jusqu’en Amérique d’où lui viennent ses plus beaux modèles et les plus importantes commandes ; une telle récompense était bien due à toute une vie de labeur et d’application dans le recherche et l’observation.
M. Émile Aubry s’est nettement détaché du groupe des élèves d’avenir de l’école des Beaux-Arts de Paris en 1907, le jour où il a conquis le grand prix de Rome.
Jusque-là, il s’était fait remarquer par d’excellentes études, naturellement très influencées par les préceptes d’écoles qu’il avait reçus et dont nous avons un exemple frappant dans la grande toile qui figure dans le foyer du Théâtre Municipal et qui est intitulée : Aux temps héroïques. C’est une grande composition dont le sujet est tiré de la mythologie, rappel du combat des Centaures et des Lapithes, motif pour des académies peintes et qui sert à l’artiste pour preuve de ses connaissances. L’œuvre est d’importance et présente de très bons morceaux.
En quittant Rome, en 1910, M. Émile Aubry obtenait la médaille d’argent avec un portrait. En 1922, l’Académie des Beaux-Arts lui décernait le prix Gabriel Ferrier, pour son tableau Vacances en Estérel, et, cette année, son envoi au Salon : Les Roches rouges, recevait comme récompense le prix Henner. Entre temps, M. Aubry qui figurait au pavillon des Colonies à l’Exposition des Arts décoratifs avec trois panneaux, recevait, en 1925, la croix de la Légion d’honneur.
Cette nomenclature que nous donnons pour fixer la biographie officielle de M. Émile Aubry nous donnera également une idée de sa carrière qui atteint aujourd’hui son apogée.
Pour parler convenablement de l’art même de M. Aubry, il serait nécessaire que nous fassions passer sous les yeux de nos lecteurs quelques-unes des idées principales qui commandent l’esthétique.
On sait quelles transformations l’art subit depuis une vingtaine d’années ; elles sont profondes. Des théories nouvelles ont bouleversé totalement les idées et les principes admis et enseignés sous le nom générique d’Académisme. Certaines de ces théories sont franchement révolutionnaires et répudient l’enseignement officiel de l’École. Il ne nous est pas permis de discuter ici ces grandes questions qui divisent en deux camps distincts les artistes vivants ; ce que nous pouvons dire, c’est qu’il y a de part et d’autre des extrémistes que le simple bon sens nous interdit d’écouter. Il n’est donc point surprenant de voir M. Aubry se refuser de suivre les excès des négateurs de toute évolution comme des destructeurs de toutes les traditions, et demeurer, avec de nombreux artistes de sa génération, dans un juste milieu qui repousse tout sectarisme. L’équilibre évidement est difficile à garder, mais en fin de compte, c’est le public qui décide et qui tranche.
Pour parler convenablement de l’art de M. Aubry – ou plutôt de la qualité de cet art – il serait nécessaire que nous mettions sous les yeux quelques reproductions en couleur de ses œuvres. Cependant, les photographies que nous donnons ici, et qui sont excellentes, suffirons pour que l’on s’en fasse une idée très nette. Du reste, certains de nos lecteurs se souviendrons certainement des reproductions en trichromie parues dans Lecture pour tous et dans l’Illustration, lors de ces dernières années. Elles fournissent un échantillonnage assez fidèle de la couleur de M. Aubry couleur brillante, chaude et soutenue, qui est une délectation pour l’œil. M. Aubry est, sans doute possible, un coloriste que l’on peut ranger dans parmi les peintres illustres qui ont su faire chanter la couleur à son degré le plus exalté. En regardant ses portraits, nous pensons tout de suite à Vélasquez, aux grands portraitistes anglais et aussi à l’abondance de Rubens.
Car M. Aubry est avant tout et surtout un portraitiste. Or, si les œuvres réclament pour être exécutées, un portrait parfait est certainement l’ouvrage le plus difficile et le plus complet qui soit. Car, en voulant reproduire la physionomie d’une personne le peintre va tenter d’exprimer la vie.…
Quand je disais que M. Aubry est un peintre de la meilleure tradition et qu’il appartient à cette génération d’artistes qui placent leur idéal dans une étude toujours poursuivie de la vérité et de la sincérité, je n’ai fait que traduire, j’en suis sûr, l’impression que chacun ressentira – ou a déjà ressentie – devant son œuvre aujourd’hui considérable et qui fait honneur à la peinture française.
Gustave S. Mercier Afrique du nord illustrée via Mémoire Afrique du nord Constantine 1874 - Alger 1953 conservé par Louis