M. Gayraud, receveur de l’enregistrement à Nanterre.
Nanterre, le 23 octobre,
Mon cher camarade,
Je vous remercie bien vivement de l’envoi de la plaquette que votre oncle, mon ancien colonel, a éditée sur Bertrix.
Ayant participé à cette plus que lamentable aventure, j’ai pris un extrême plaisir à sa lecture, je devrais plutôt dire à son étude, car je l’ai relu cinq ou six fois.
Quittant la haute tactique, j’ai glissé sur quelques feuillets, que vous pouvez enlever si leur présence vous semble modeste dans ce petit ouvrage, un récit du rôle de ma batterie qui fut la plus malheureuse dans le commun désastre du fait de ses officiers et qui cependant tint un rôle très important dans la résistance.
Pour vous prouver combien j’ai été heureux dans cette lecture, je vous indique que j’ai commandé deux exemplaires de l’ouvrage chez Lavauzelle. Je ne sais s’ils en auront encore.
Encore un cordial merci, et croyez mon cher camarade à mes sentiments les meilleurs.
La 3e batterie à laquelle j’appartenais (2e pièce – caisson – conducteur avant) a récupéré je crois 8 hommes et 2 sous-officiers. Elle a fait un excellent travail malgré la carence totale des officiers. Le capitaine Garès et le lieutenant Atoch que le général Paloque fait très bien d’ignorer dans ce récit. Dès que le régiment est complètement engagé dans le bois, des coups de feu sont tirés sur nous. Le tir est assez haut ! Le lieutenant Atoch dit aux servants : « Ce ne sont que des patrouilles de Uhlans ; descendez de vos avant-trains et tirez quelques balles avec vos carabines et ils déguerpiront ».
Le tir augmente rapidement et l’on s’arrête. Le capitaine descend de son cheval et s’allonge dans le fossé de la route devant moi. Il dirige son tir en nous disant tout simplement : « Tirez ! Tirez ! » Tout simplement. Les Allemands l’ont certainement ramassé dans sa banquette après le sauve qui peut. Le capitaine Laperche, commandant le premier groupe perd la tête devant la situation qu’il juge désespérée, mais garde une attitude crane. Il se promène d’un bout à l’autre du groupe en disant : « C’est insensé ! C’est insensé ! » Ce sont les seules paroles que je l’ai entendu prononcer à plusieurs passages devant ma pièce. Le groupe se trouve dans une portion du bois ou la haute futaie domine, du moins dans la direction est. Précisément, en face les deuxième et troisième pièces de ma batterie, il y a une clairière avec jeunes taillis (le bois avait été vraisemblablement coupé deux ou trois ans auparavant). C’est ce qui permet à la troisième batterie de faire un travail beaucoup plus sous la direction d’un sous-officier dont je ne peux plus me rappeler le nom, mais il aurait mérité de faire partie du récit du général Paloque car il domine tout et de beaucoup (Il était très estimé des hommes ayant gagné la bataille militaire au Maroc. Il était père de trois enfants et il était très instruit, ayant préparé, avec insuccès il est vrai, l’école centrale). Les 2e et 3e pièces sont mises en batterie.
Ce sous-officier commande effectivement le tir. Le lieutenant Atoch reste tapi dans la haute futaie et se borne à répondre à une question, qu’il est préférable d’employer des obus à balle. Les chevaux sont tués dans les 10 ou 15 mn du début de l’engagement. On tire au collimateur. Les fantassins ennemis viennent à l’assaut par petits groupes, puis quelques cavaliers apparaissent dans la clairière. Aussitôt, un coup de canon les arrête net.
Mon sous-officier (2e pièce) est blessé à la tête (il aurait survécu et perdu seulement un œil). Le lieutenant Atoch croit de son devoir de faire l’infirmier.
Au bout d’un moment arrive une section ou une demi-section du 11e d’infanterie. Le lieutenant Carré, officier orienteur du groupe, vient à passer ; son collègue, le lieutenant Atoch à l’abri dans la haute futaie, l’invective : « Ah ! Ils font du beau travail nos officiers orienteurs » C’est alors que se place le trait relaté page 22. Fou de rage de se voir ainsi semoncé, le lieutenant Carré prend le mousqueton d’un servant et part en reconnaissance avec la section du 11e en suivant la lisière de la clairière. Après quelques instants, le lieutenant Carré et les fantassins reviennent (pas tous) ensanglantés. Ils sont tombés sur des réseaux de fils de fer et nous disent « ils sont dans les tranchées ».
On continue à tirer, mais les munitions s’épuisent. Il faut aller chercher les obus au caisson de la 1re pièce, puis à ceux de la 2e batterie.
Le trajet devient de plus en plus long pour approvisionner les deux canons qui peuvent tirer ; d’autant plus que le désastreux exemple des officiers de la batterie fait une impression sur le moral de beaucoup, ainsi trop nombreux sont ceux qui de se mettre comme eux à l’abri. Tout le monde ne fait pas la navette pour aller chercher des obus. Il arrive donc que les charges ennemies se faisant plus nombreuses, et les obus plus rares, il ne sera plus possible de résister. À chaque nouvelle charge, les Allemands se rapprochent de plus en plus de nous.
Lorsque le sous-officier dont il est parlé plus haut juge que la résistance est désormais impossible, il nous commande le sauve qui peut et ceux qui avaient conservé un certain sang-froid, c’est-à-dire, à peu près tous ceux qui collaboraient au service des canons, ont donc abandonné leurs pièces et s’enfuient dans les taillis ouest. Nous n’avons pas fait 100 mètres à 150 mètres que les Allemands étaient sur nos batteries et criblaient de balles le taillis ouest. Ils sont vraisemblablement retardés par la capture des prisonniers et leur mise en lieu sûr, en sorte que notre retraite n’a pas été trop contrariée. Le narrateur de ces lignes a perdu son képi en fuyant dans les taillis et ce que dit le général Paloque page 24 le vise-t-il un peu ? Car en débouché du bois, ayant trouvé une route et l’ayant suivie, il aperçut en arrière d’un petit monticule bordant la route deux canons du XVIIIe qui avaient été sauvés du désastre.
Le colonel Paloque à cheval semblait commander le tir – quand il nous aperçut, nous nous étions 2 ou 3 fugitifs, il se bornera à nous dire sur un ton plein d’amertume : « J’ai connu un XVIIIe qui était levé ! »
Il connaissait évidemment mieux les conditions de notre retraite que cet adjudant de gendarmerie qui à Poliseul nous récupéra dans une cour en nous traitant de « fuyards et de lâches » et nous annonce que nous allons être fusillés séance tenante.
Nous commencions à nous demander avec ceux qui étaient déjà dans la cour si le gendarme était réellement sans pitié, quand un officier également fuyard et lâche vint lui raconter la réalité des faits. On nous relâche aussitôt et la retraite continua, lamentable, jusqu’à un village de l’autre côté de le Meuse, où le XVIIIe fit de ses débris 3 batteries de 3 pièces chacune. Le canonnier conducteur Gayraud fut affecté à la 9e batterie ravitaillement.
L’auteur de ce billet ne nous est pas connu. Peut-être le cousin dont il est question et qui n’est pas non plus identifié.
Ayant décidé de prendre l’offensive, il fallait éclairer le front des armées.
Responsabilité : Joffre, seul à disposer de divisions de cavalerie indépendantes.
Ayant reçu l’ordre de prendre l’offensive la IVe armée eut dû marcher avec ses corps d’armées en ligne au lieu d’avoir son corps de droite, le 12e corps une demi-journée en arrière.
Corps Roques. On dit que Roques à lambiné. De l’avis général, il est cause de tout. C’est la 21e division allemande qui nous a surpris.
Responsabilité : de Langle de Cary et l’armée.
Le 22 août 1914, est envoyée en renfort dans les Ardennes pour contrer l’avancée allemande en Belgique :
« De mon côté et du côté de la IIIe Armée nous avons été lancés à l’offensive dans un terrain d’une difficulté inouïe : la forêt des Ardennes, véritable coupe-gorge (…) qui formait barrage devant nous. L’ennemi était installé dans la forêt depuis plusieurs jours à l’abri de ce masque, il avait préparé une organisation défensive à laquelle se sont heurtés plusieurs de nos corps d’armée, le 17e notamment (…). Aborder l’ennemi avec un pareil masque devant soi, s’était s’exposer aux plus graves mécomptes, malgré la valeur des troupes. Il eût fallu au moins sonder cette forêt en premier lieu ; mais le Général en chef m’avait interdit d’y envoyer autre chose que la cavalerie. Il voulait en effet attaquer par surprise, et j’ai dû m’incliner. La surprise a été pour nos troupes qui trouvé dans la forêt du fil de fer et des mitrailleuses habilement dissimulées. Ceci n’excuse pas les fautes commises de notre côté. Ainsi le 17e corps a été engagé en pleine forêt sans que les précautions les plus élémentaires aient été prises. »
Se sachant à l’extrémité droite des armées alliées faisant face au nord, le 17e C.A. eut dû faire explorer la région boisée des Ardennes belges, surtout à droite, par les escadrons divisionnaires. Il ne l’a pas fait.
Il eut dû renforcer le flanc sensible par les 4 groupes de Daurignac, artillerie de corps. Il ne l’a pas fait.
Responsabilité : Général Poline et le XVIIe
En août 1914, il participe aux premiers combats sur la Semoy et dans la forêt de Luchy, avant d’être nommé à la tête de la 9e région militaire à Tours.
Athur Poline (1852-1934)
On voit en lui le futur commandant du 20e corps d’armée de Nancy : « Né à Metz, sa profonde connaissance de la région frontière, terrains et habitants, l’étude minutieuse et détaillée qu’il a faite depuis longtemps des conditions stratégiques et tactiques du territoire dont il saurait utiliser tous les avantages en temps de guerre, son grand sens tactique, son remarquable coup d’œil sur le terrain, le désignent très nettement pour recevoir, le cas échéant, le commandement du 20e corps d’armée ». Si le poste échoit au général Foch, Poline est nommé, par décret du 16 octobre 1913, à la tête du 17e corps à Toulouse.
C’est à la tête de cette unité que le général Poline participe en août 1914 à la bataille des frontières, dans la 4e armée du général de Langle de Cary. Durant l’offensive à l’ouest de Neufchâteau, dans les Ardennes belges, surpris dans une brume épaisse par des forces ennemies dont la présence ne lui avait pas été signalée, le corps du général Poline, chargé de prendre le plateau de Bertrix, subit un pilonnage d’artillerie qui occasionne de très lourdes pertes (21-22 août), et le contraint à se replier. Cet échec, dont Poline n’est pas personnellement responsable, entraîne des sanctions à son encontre : remis à la disposition du ministre de la Guerre le 2 septembre 1914, il est nommé commandant de la 9e région militaire à Tours. Le 23 octobre il demande, pour convenances personnelles, son passage dans le cadre de réserve, mais conserve son commandement jusqu’au 25 novembre 1917, date à laquelle il est replacé dans la 2e section (réserve) du cadre de l’État-major général de l’Armée.
C.A. et général Malior et l’artillerie du C.A. qui eut du comme conseil faire envoyer Daurignac de notre côté. Au lieu de cela, il a fait tirer Daurignac sur le bois de Luchy ! Ce sont les seuls coups de canons tirés dans la journée par Daurignac qui n’a pas de responsabilité ayant reçu l’ordre (très secret).
Daurignac n’a pas souffert. Je n’ai pas perdu un homme ni un cheval. Il n’a servi à rien.
Le général Fraisse n’aurait jamais dû faire franchir par l’artillerie la crête entre Bertrix et le bois avant d’être certain du débouché du bois sur Orchamps.
Fraisse eut dû envoyer une reconnaissance sur la route extrêmement importante de Recogne. Garder la droite.
Enfin, on n’aurait pas dû introduire l’artillerie dans le bois.
Lieutenant-colonel PICHERAL Commandant-adjoint du 17e R.A. auprès du Colonel Paloque.
M. le général Paloque vient de faire paraître (chez Lavauzelle, 124, Boulevard Saint-Germain, Paris), une deuxième édition revue et augmentée, de sa brochure sur la bataille de Bertrix (2 août 1914). On sait que, dans cette dans cette étude, d’une trentaine de pages, sans avoir la prétention de faire l’historique de cette dramatique et triste journée – qui a été tracée de main de maître, disons-le en passant, par un de nos compatriotes, la capitaine Pugens – le général al qu'a fait revivre une les phases les plus importantes de la bataille – dans laquelle il a joué en qualité de commandant de l’artillerie de la 34e division un rôle important. Il ne parle donc que ce qu’il a vu et en témoin particulièrement documenté, puisqu’il a conservé la plupart des ordres donnés la veille et le jour même de l’engagement.
La général met en lumière, de façon saisissante, les fautes commises par le commandement et qui sont par ordre d’importance :
le manque presque total d’exploration du terrain en avant de nos troupes d’autant plus blâmable que ce terrain était couvert de bois touffus ;
la non-utilisation des quelques renseignements recueillis sur l’approche de fortes avant-gardes allemandes ;
la constitution à la droite du XVIIe corps d’une flanc-garde importante et fixe (65e brigade d’infanterie) qui, du fait du retard du XIIe corps d’armée, avec lequel elle devait sa relier, fut devancée par l’action principale et ne put lui apporter son appui ;
et, enfin, l’imprudence suprême, qui découle d’ailleurs des précédentes : les ordres malheureux qui firent se précipiter les batteries d’artillerie dans l’allée centrale du bois de Luchy où, emmêlées à l’infanterie, au moment de la surprise, elles se trouvèrent dans l’impossibilité, non seulement de jouer leur rôle d’artillerie, mais, même de se défendre avantageusement en dépit de prodiges d’héroïsme.
Tout cela est clairement et sobrement démontré par le général Paloque qui va hausser le ton à la fin de son exposé magistral, que pour protester, avec une indignation fort compréhensible, contre la suspicion que valut aux troupes du XVIIe corps cette néfaste rencontre du 22 août qui les surprit alors qu’elles marchaient à l’ennemi, la chanson aux lèvres ; rencontre où, si ces troupes furent placées dans des conditions telles qu’elle devaient infailliblement être « boulottées » – c’est l’expression même de l’auteur – elles firent preuve de cette ardeur, de ce mordant, de cet entrain qui devaient, plus tard, les illustrer à jamais en Champagne, en Artois, à Verdun, à Douaumont, et en tant d’autres lieux à jamais mémorables.
La publication des documents allemands sur la bataille des frontières a permis, cette fois, au général Paloque, d’accompagner sa démonstration d’un croquis où ne sont pas seulement précisées les positions des troupes de la 34e division dans la bataille, mais aussi celles de la 21e division allemande du général Von Oven, qui, partie des environs de Recogne, devaient former sur les flancs droits et gauche de nos troupes engagés dans la bataille de Luchy et jusque sur leurs arrières, les dents d’une formidable tenaille à l’intérieur de laquelle toute résistance devenait impossible.
On sait qu’à plusieurs reprises, M. l’abbé Chansou, docteur ès lettres, professeur au Petit Séminaire de Toulouse, et lui-même ancien combattant du 18e d’artillerie, a fait ici-même, sur l’invitation de ses anciens camarades de combat, le récit très vivant, très exact et documenté de cette même bataille de Bertrix. Son exposé ne diffère en rien d’essentiel de celui du général Paloque. Cependant, si nos souvenirs sont exacts, il y aurait, entre l’un et l’autre, une différence d’appréciation en ce qui concerne la façon dont l’action fut engagée du côté de l’ennemi. Tandis que M. l’abbé Chansou, en effet, estime que le 12e division allemande fut, ce jour-là, presque aussi complètement surprise que notre 34e division et, qu’en tout cas, elle ne comptait pas, le 22 août, sur une rencontre, le général Paloque est d’un avis opposé. Et il écrit : « Il le lecteur jugera étrange que le seul hasard ait si merveilleusement réglé, pour elles, l’ordre de leur entrée en action… pour anéantir la colonne armée. » C’est donc que l’embuscade avait été minutieusement préparée.
Quoiqu’il en soit, de ces divergences infimes, d’ailleurs, nous avons tenu à signaler aux anciens combattants de la journée de Bertrix, la publication de la nouvelle brochure du général Paloque qui y a mis, on le sent, tout son cœur de chef distingué et généreux, persuadés qu’ils auront grand intérêt à lire et à rendre hommage aux nobles intentions de son auteur qui s’y fait leur défenseur et même leur vengeur.
L. de F.
(Mercredi 9 mars 1932) L’express du midi via Retrouvé je crois sur Gallica