Jeanne, ta nièce Anne de Langautier, ne manque jamais d’évoquer ta manière de plisser tes yeux clairs qui lançaient des éclairs pendant que ta bouche frémissait pour dissimuler un sourire.

Jeanne, née en 1875 d’Albert, officier de cavalerie et de Louise Rochas.

En 1884, Jeanne est placée en pension à Saint-Denis, d’abord aux Dames de Saint-Maur puis à la Légion d’Honneur.

En 1894, études terminées à 19 ans, Jeanne retourne à Villefranche. Albert vient de décéder et c'est Louise qui organise la vie de la famille dans ce gros bourg de province qu'est Villefranche.

La maison familiale est au centre du village, le tissus amical significatif, le temps peut se dérouler paisiblement.

Mon cher Louis

Ma surprise a été grande à la lecture de ta dernière lettre. Je ne sais que penser de ta dernière lettre. Je ne sais que penser de cet enlèvement. Et toi, crois-tu à la complète ignorance de ta sœur ?

Je sais te parler franchement. Il me semble tout à fait extraordinaire d’enlever une jeune fille de l’âge de ta sœur en plein jour et surtout à notre siècle.

Albert Calès

Jeanne avait à cette époque 26 ans et Albert, deux fois veuf, maire et conseiller général de Villefranche, 15 années de plus.

Longtemps après son divorce, Albert devenu percepteur à Dammartin se fera arrêter pour avoir détourné de l'argent.

Je la soupçonnerais volontiers consentante, que ceci reste entre nous, ta sœur aime, c'est indéniable et peut être plus qu'elle n'est aimée.

Elle trouve en ta mère une résistance absolue qui s'élève contre l’hymen qu'elle désire, n'osant probablement pas lutter de front avec vous qui ne lui pardonneriez pas. Elle a voulu mettre l’irrémédiable entre elle et vous se faisant enlever. Si la chose avait réussi, vous auriez été obligés de la marier et ne vous seriez pas fâchés, la croyant complètement étrangère à cette petite machination. C'est présumable et ma foi, pas bête.

Maintenant, Jeanne se leurre comme tous les gens qui aiment, certes on peut l’épouser pour elle, mais elle ne pense pas à l’attrait, à l’attirance pour un homme ruiné et divorcé d’une jolie dot et d’une certaine situation sociale.

Je lui écris pour la désillusionner sur ce point, mais je ne crois plus à notre époque aux échelles de soie et aux enlèvements. C'était pour Alexandre Dumas, c'est fantasmagorique.

…

Le mariage sera célébré en 1902 avant que le ménage ne parte s'installer à Bordeaux ou Albert était entreposeurs des tabacs .

En 1907, Albert a besoin de fonds, mais c'est Jeanne qui emprunte en apportant en caution les 22 ha de la métairie de Lamothe .

En 1910, le ménage n'existe plus et le divorce est prononcé à l’issue d’un procès. Mais Albert ne remboursera pas l’emprunt contracté par le ménage et ce sont les biens de Jeanne qui sont saisis par les créanciers.

Pendant toute la durée de la guerre de 14-18, Jeanne servira comme infirmière à l’hôpital installé à Villefranche.

J’avais une dizaine d’années quand je venais à Villefranche avec Mamie voir ta grand-mère que j’appelais tatate Geneviève.

Pour ce qui est de la guerre de Jeanne, elle avait conservé quelques objets liés aux soins donnés aux blessés ainsi que quelques documents écrits et décorations. La seule chose que j’ai vraiment retenu sont les soins pratiqués aux grands blessés dans des conditions épouvantables d’asepsie…

En 1933, Jeanne épouse, sur le tard, Antonin Deltil ; il était sans doute charmant mais aussi très âgé, il mourra deux ans plus tard.

Jeanne s'investira dans la Croix Rouge à Villefranche et j'ai le souvenir, enfant dans les années 1960, de personnes se présentant à la porte de la maison pour la rencontrer.

Jeanne avait dépassé 85 ans dans ces années, j'ai quelques souvenirs mais beaucoup trop vagues pour les traduire en phrases.