Ce 2 janvier 2016, je suis au fond d’un placard de cuisine à réparer une fuite sur un robinet. J’ai déjà rendu l’eau une première fois et, en dépit du joint neuf, quelques traces humides apparaissent encore au toucher. La clé anglaise en position sur l’écrou, c’est à toi François que je repense. Il s’agit maintenant de serrer sans casser.
Avec toi, j’avais expérimenté, en cet été 1973, l’inverse et cassé l’élément de la pompe que j’étais en train de remonter.
Posément , tu m’as expliqué que je savais désormais où était le point de rupture et qu’il s’agirait la prochaine fois de ne pas l’atteindre.En même temps, tu avais sans doute aussi réalisé qu’il aurait fallu me l’expliquer au préalable.Encore deux essais sur le robinet, prudents et progressifs, pour obtenir le résultat espéré.
Tu as été, François, un bon professeur pour la mécanique et un bon exemple pour la bienveillance.
Hubert
François Guillou (1925-1982)
François et Annie, la seconde série des enfants, inséparables compagnons de jeux, paire complice dans les plaisirs de l’enfance qu’il s’agisse d’aller manger des artichauts en cachette dans le potager ou de finir les petits gâteaux servis le jour de réception.
François, grand frère qui aimait à taquiner sa cadette avec un inusable : « Sotte, sotte, sotte, petite sotte !».
Cette complicité, établie dans l’enfance, durera toute leur vie.
François, avec un père à la santé fragile, est lui-même plutôt fluet. Un peu écrasé – à des titres différents – par les deux ainés, il a été couvé toute son enfance.
Il n’avait pas de goût particulier pour les études et ne s'y est pas beaucoup investi.
Le résultat était prévisible, et en apprenant qu’Annie avait eu son Bac et pas François, Henriette n’a pu s’empêcher de dire « J’aurais préféré que ce soit l’inverse ! » ce qui a en plus dissipé toute velléité d’études chez Annie.
Dans l’hiver 46, Henriette est envoyée passer l’hiver à Font-Romeu pour se remettre d’une embolie pulmonaire. François l’accompagne pour lui tenir compagnie.
L’école de mécanique de la rue des Potiers pourrait bien l’attendre jusqu’à la rentrée suivante. Ce n’était sans doute pas une très bonne façon de terminer son éducation.
Avoir 20 ans en 1946, c’était le bon âge pour profiter du retour à la paix ; avoir un frère et deux sœurs, c’était déjà un petit groupe autour duquel beaucoup sont venus se joindre.
Tu as vécu de bonnes années mais cela ne t'a pas donné envie de prendre ton envol, de quitter le cocon familial.
Ce n'était pas la famille qui aurait pu te brusquer, il avait été décidé pour toi tout jeune enfant que tu pouvais pas et qu’il fallait faire avec plutôt que d’essayer de te pousser.
Tu as été élevé à la campagne et naturellement tu y as trouvé matière à distraction.
Isabelle se rappelle des écrevisses que tu ramenais l'été de tes pêches dans l'Hers lors de vos séjours à Rieucros.
Tout naturellement tu es devenu chasseur, mais à ta manière. Pour toi la chasse commençait dès le printemps et consistait à parcourir les vignes très tôt le matin pour repérer les lièvres qui s'y trouvaient. Je crois que tu chassais plus souvent sans fusil qu'avec, et je revois encore avec quel plaisir tu racontais les résultats de tes repérages.
Le tir lui-même était moins intéressant puisque dans les vignes il n'y a pas d'autres moyens que de tirer l'animal à l'arrêt et il faut le voir comme l'aboutissement de ce travail de préparation et de connaissance du terrain .
Ensuite, il y avait la troisième partie, celle qui consistait à sortir le tournebroche à manivelle et à faire rôtir le lièvre au feu de la cuisine. Je nous revois, enfants, assister aux réglages et au suivi de la cuisson. Les gendres Jean et Henri étaient souvent à Cepet au moment de l'ouverture de la chasse ce qui permettait de donner au repas qui allait suivre toutes les conditions d'un repas de fête.
Tu avais réalimenté l'imaginaire familial et le lièvre de François allait pouvoir servir de référence pour une nouvelle année !
Dans le même ordre d'idée d'une proximité avec la nature se prolongeant sur la table de la salle à manger, François aimait aussi à parcourir les bois de la propriété à la recherche de cèpes. Petit déception pour moi quand j'ai découvert avec ma belle-famille que nous mangions des cèpes jaunes, de ceux qui ne se ramassent pas !
Ce devait être au tout début des années 70, tu es allé, accompagné de maman, à l'enterrement de Jacques de Sulzer .
A votre retour, il y avait une bonne pigne sur l'aile de la Ford de papa.
Je pense qu'il s'agit du seul accrochage que tu as du avoir en voiture et j'en ai déduit que Jacques devait être pour toi quelqu'un d'important pour que tu oublies un carrefour à Gratentour que tu connaissais par cœur.
Depuis j'ai appris que vous vous connaissiez depuis l'enfance, que tu avais sans doute été attiré par le dynamisme de Jacques et qu'il avait surement trouvé en toi un inlassable compagnon pour explorer des chemins de traverse (au détriment de vos études ce qui te fut fort dommageable).
Votre complicité n'a pas survécu à l'affirmation de vos personnalités d'adulte qui sont devenues trop différentes pour rester compatibles.
J'étais trop jeune pour te poser des questions, nous n'en n'avons jamais parlé.
Entre 1955 et 1965, François a pris la suite de Pierre Subra pour exploiter une coopérative qui possédait des gros tracteurs à chenilles pour faire des labours profonds.
Ces engins étaient fragiles, François a pu développer ses compétences en mécanique et accumuler des histoires à raconter à ses futurs neveux.
L’un des conducteurs d’engin s’appelait Adrien, c’était un personnage qu’enfant nous aimions beaucoup, nous n’étions pas les seuls et par la suite, il est devenu guérisseur à Auterive où il habitait.
François passionnait les enfants que nous étions avec les histoires d’Adrien. Notre préférée étant celle-ci :
Il arrivait souvent que l’agriculteur qui faisait faire un labour profond profite de la présence du gros tracteur pour faire arracher un arbre ou une souche. S’il fanfaronnait sur la solidité de son câble en acier dont 3 paires de bœufs n’avaient pu venir à bout, cela ne faisait aucun pli, Adrien allait le casser d’un coup sec d’embrayage.
Si au contraire, il présentait avec des doutes la grosse corde qu’il tenait de son père, il n’y avait pas d’inquiétude, avec d’infinies précautions Adrien allait la préserver.
Les charrues qu’ils tiraient remontaient au grand jour des couches de terre qui étaient enfouies depuis des millénaires.
François a vite remarqué les silex préhistoriques qui revenaient au grand jour et a commencé à les chercher.
Par la suite, il a suivi l’arrivée des nouveaux matériels pour aller faire un tour dans les labours qu’ils savaient être les premiers à cette profondeur, afin de continuer sa collecte.
Au fond à droite de la photo, François très certainement à la recherche de silex.
Et puis, Fage étant parti, François l’a tout naturellement remplacé et est devenu le régisseur de Cepet.
Et puis l’activité de labour profond a cessé et le gros tracteur à chenilles s’est endormi tout doucement dans son hangar.
Après le mariage de ses deux sœurs, François s’est retrouvé dernier fils à la maison avec Henriette. Cette situation aurait pu ne pas durer, c’est pourtant l’inverse qui s’est produit. Jean de Langautier prétendait avoir pourtant essayé de l’entrainer dans la vie, jusqu’à – et croyez bien que je réprouve ce que je rapporte ici – l’emmener dans un bordel.
François s’est alors installé dans une vie retirée qui finalement ressemblait assez à celle de Robert, partagée entre Cepet où il était quasiment 365 jours par an et le 2bis puis le 4 allée François Verdier. Tout comme Robert, il s’agissait d’une vie au ralenti.
Bernard ne comprenait pas cette nonchalance et s’en est souvent ouvert à Annie, mais ce n’est jamais allé au-delà, l’entente sans nuage entre les deux frères excluait toute possibilité de reproche.
Les photos suivantes illustrent cette position un peu en marge de la vie de la famille.
Je n’ai pas de souvenir de l’avoir entendu parler de rencontres amicales, de distractions ou d’instances professionnelles. Il y avait un exception, mais bien modeste, qui consistait à aller dans un café le dimanche matin à l’heure de la messe pour rencontrer d’autres collectionneurs de timbres.
Cepet restait alors le lieu où la fratrie se réassemblait autour de leur mère. Les neveux sont ensuite arrivés en nombre avec bruit et désordre.
L’ambiance y était très exceptionnelle parce que la fratrie ne s’y disputait jamais lors de ces séjours.
En souvenir de Gabriel Lamarque son oncle avec qui elle le pratiquait, Henriette avait exigé, pour prolonger un usage qu’elle avait apprécié, que les neveux l’appellent par son prénom et le tutoie.
C’était une bonne idée que nous avons appliquée et appréciée. Cela conférait à François une proximité que n’avaient pas les autres adultes de Cepet.
Je revois, François rouspéter, en vieux garçon qu’il était, auprès d’Annie : tes enfants sont arrivés, il y a maintenant de la confiture sur le manche du couteau à beurre.
Tu avais raison François, nous étions plus affamés qu’empreints de bonnes manières et d’ailleurs tu appréciais malgré tout notre présence. Tu avais aussi raison quand tu coupais en deux dans la longueur les tartines trop larges du matin ; nous le pratiquons toujours .
François a circulé en 2CV puis en 4L. C’était un véhicule de régisseur, boueux à l’intérieur et encombré de tout le bric-à-brac qu’il avait eu un moment à transporter et qui ensuite n’en sortait jamais plus. L’odeur dans ces voitures était une merveille d’assemblage, à base de fumée de Gauloise, d’engrais et de désherbant, de métal rouillé et de bois séché, odeur agricole de cette époque de mécanisation et d’industrialisation.
C’était une distraction appréciée de monter dans cette caisse à outils pour aller dans les environs à Gargas, Bouloc ou Fronton chercher une pièce chez un forgeron ou aller recruter des vendangeurs.
Ces neveux ont ensuite grandi et franchi la ligne imaginaire qui séparait la maison de l’exploitation agricole.
Il y avait à Cepet avec tout ce matériel défraichi et suranné les traces d’une splendeur passée qui passionnait tout autant qu’elle était mystérieuse et insaisissable.
Inépuisable terrain de jeu fait de chemin de terres, de vignes et de prés, de blé et de cerises, pêches, pommes, figues, et de machines magnifiques, tu nous en a ouvert grand la porte.
Nous avons continué d’être énergiques et brouillons, brise-fer et industrieux. Le matériel pouvait avoir 20 années, il n’en n’avait pour nous que plus de saveur. Tu étais compétent et pédagogue, ce fut pour certains d’entre nous de bonnes années où nous avons tant expérimenté et tant appris.
Précision pour ce récit revendiqué comme subjectif, certains d'entre nous après la lecture de ces lignes m'ont fait remarquer que leurs propres souvenirs étaient forts différents et naturellement bien moins bons que les miens.
Pascal a conclu en remarquant que les
ainés n'ont pas vécu la même jeunesse que les plus jeunes.Hubert (2019
Ce vieux Cub (prononcer queube), moteur à essence qu’il fallait démarrer à la manivelle, la batterie n’ayant plus été remplacée depuis le jour où il est apparu que ce petit moteur se lançait tout aussi bien ainsi.
Ce vieux Cub, disais-je, à cette époque était tout de même à bout de souffle. Entreprenant, nous nous sommes lancés dans un changement des segments des pistons. Moteur totalement démonté puis remonté, soupapes latérales réglées, un rodage empirique et il a fini par marcher, nettement mieux qu’auparavant.
Dans cette économie au chaque bout de chandelle est compté, cela a été une bonne opération. Le vieux tracteur, repeint au passage, était redevenu un engin agricole .
Dans l’absolu, il y avait peut-être autre chose à faire, mais ce n’était pas ni le souci des neveux, ce qui est normal, ni le souci de l’oncle, ce qui est plus discutable.
Je crois à voir ces photos que nous avons dû apporter beaucoup de bruit et d’animation dans cette exploitation qui s’endormait tout doucement tel le château de la Belle au bois dormant.
Comme Florence ici, c’est d’abord sur les tracteurs de la propriété que nous avons appris à conduire avant ensuite d’avoir le droit de prendre ta 4L pour aller faire des tours dans les allées.
Nous avons tous passé de longues journées de vacances à travailler dur sous ta direction, pour refaire un toit, réparer un engin, conduire des tracteurs dans les vignes ou pour des labours, palisser la vigne en juillet, faucher le foin sur le Cub , faire les vendanges à l'automne.
Nous avons beaucoup rentré de foin à Cepet, j’ai souvenir aussi d’être même venu une fois en juin après les cours. Jamais je n’oublierais cette marche dans le pré et le plaisir de lancer à la fourche les balles de foin sur la remorque.
Jamais non plus je n’oublierai le regard fatigué de René (avec la chemise blanche sur les photos), l’un des ouvriers qui n’avait naturellement plus la force de suivre le rythme que je menais. En même temps, je crois qu’il avait compris qu’il suffisait de me laisser galoper à droite et à gauche pour que le travail se fisse sans lui.
Un autre souvenir à propos de René Carci. C’était un homme sans doute un peu simple, ne sachant lire, qui avait toute sa vie été ouvrier agricole. René, et ce fut bon pour notre modestie, connaissait tout de son activité, comme par exemple le nombre de tombereaux sortis de chaque parcelle lors des vendanges précédentes.
Toujours à propos des vendanges, une petite anecdote qui me fait toujours sourire. François, tu avais du un jour entendre une réflexion qui t’avait conduit à acheter deux chemises identiques. Tu m’avais expliqué qu’ainsi personne ne pouvait alors savoir à quel rythme tu en changeais .
Il y avait certainement matière à réflexions si l’on se souvient qu’à Cepet il n’y avait l’eau courante que dans la cuisine et que l’eau chaude ne provenait que de la marmite pendue dans la grande cheminée. Ceci permettait de se laver avec de l’eau avec une forte odeur de feu de bois.
Tu appréciais notre jeunesse et notre énergie, tu ne jugeais ou ne critiquais jamais – j’ai su par la suite qu’Annie était la confidente naturelle des choses que tu avais eu la sagesse de ne pas nous dire, parce qu'évidemment, nous méritions parfois des reproches. Nous avons apprécié ta compagnie, la finesse de tes observations , la pertinence des avis que tu nous adressais parfois.
Nous partageons avec Pascal le souvenir de ta démonstration de démontage d'un pneu de 4L avec une petite cuillère après un déjeuner à Rieucros pour illustrer ce que devait être l'économie de moyen.
Ce temps dura le temps de mes études.
Henriette partie, François a pris sa retraite de régisseur et s’est replié définitivement dans l’immeuble du 4 Allée François Verdier où habitaient déjà Madeleine et Annie.
La fin de l’histoire fut rapide, beaucoup plus rapide que nous ne l'escomptions.
Au printemps 1982, nous t'attendions avec Sylvie pour un séjour à Paris au prétexte d’aller au marché au timbre de l’avenue Matignon.
Tu n’es jamais parti, une maladie de fumeur s'est déclarée, tu n'avais aucune raison de lutter, elle allait rapidement avoir raison de toi.
Tu n’avais pas soixante ans.