Charivaris à Cercanceaux Création avril 2011

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par Christian de S. de Mondot

Une querelle de voisinage qui nous renseigne sur la vie des Auriol Langautier à Paris sous l’ancien régime.

Une estampe populaire (fin xviie siècle) représente une cohorte de diablotins cornus et fourchus, en attente devant le portail d’un monastère, sur le fronton, duquel on lit cette légende, pleine d’irrévérence : « là, les enfants de Belzebuth n’essuient jamais mauvaise réception ». Les auteurs de la satire ne prennent pas pour cible ces communautés religieuses qui, de l’avis même de Voltaire, renfermaient des âmes admirables, pouvant prétendre à juste titre, à la dignité humaine, mais seulement ce lieu où foisonnaient des vocations forcées, et, où, dès lors le relâchement des mœurs n’était pas exception. Sous le règne de Louis xvi, le personnel ecclésiastique de l’abbaye de Cercanceaux en Gâtinais prouva qu’il appartenait à cette seconde catégorie, allant jusqu’à installer délabrement entre le marteau royal et l’enclume judiciaire, a l’instar de ces quelque deux mille cinq cents communautés d’alors, groupant vingt à vingt-cinq mille religieux, à peine dix par maison, le plus souvent moins, celle de Cercanceaux comprenait en 1777, deux, moines, aux visages hermétiques et rusés d’apôtres de vitrail ou de bandits de grands chemins…

Situé dans le diocèse de Sens, à quatre lieues de Nemours, à la croisière et de routes

Outre dom Georgeon, procureur, et dom Catet, religieux conventuel, les murs de l’abbaye abritaient treize personnes des deux sexes, attachées à leur service, en qualité de domestiques, jardiniers, portiers, fermiers et gardes chasses. Avec l’assentiment de leur abbé comandataire, M. Mouchet de Villedieu, que sa « charge » de Maître de l’Oratoire du comte d’Artois retenait à Versailles, Dom Georgeon et dom Catet louaient la maison abbatiale et les bâtiments de la bassecour, séparés par un mur mitoyen de leur communauté, à un colonel d’infanterie, domicilié rue 4 du Bac, à Paris, M. Hérion du Breuil de La Guéronnière.

Cet officier voyait avec dépit la roture s’enrichir dans le commerce et l’industrie, à la barbe des nobliaux réduits à la mendicité. Au risque d’encourir l’anathème des gens de sa caste voués héréditairement au service militaire ou au patronat agricole, il créa, à Cercanceaux, une petite fabrique métallurgique, dont il confia la direction, à un ami, originaire du Languedoc, M. Coulon.

Ce dernier avait hérité de son père et de son aïeul, gentilshommes de bonne souche, mais peu aisés, une santé florissante, une intelligence vive et pratique, un sens aigu de l’honnêteté. Il s’installa donc, entre le logis de ses bailleurs et la manutention avec sa femme, Marianne d’Auriol de Langautier, sa fille, Victoire, une jolie blonde qui, à près de trente ans, prenait gaîment parti de son célibat, et une jeune camériste, Françoise, Duclos, nullement tourmentée par la prescience des drames que cette cohabitation allait susciter…

Celle-ci s’avéra très vite odieuse aux Coulon dont la réserve naturelle s’offusqua des conversations très libres et de l’inconduite affichée de leurs voisins…

Les deux moines menaient ici une vie épicurienne expédiant (quand ils ne chassaient pas à l’heure de la messe) leurs offices, vêtus de redingotes en moire bleu ciel, chaussés de brodequins couleur amarante, et coiffés de perruques à l’Adonis amidonnées et parfumées…

Ils entouraient les filles du garde-chasse Bouileray de tenaces prévenances et, comme la constance en amour n’était pas leur faculté maîtresse, ils transformaient les abords de l’abbaye en carte du Tendre, semée d’embûches excitantes et de poétiques épanchements…

Le jour où la jeune Élisabeth Bouileray mit au monde une petite-fille, le nom du père brulait lèvres de tous les habitants peu enclins à l’indulgence. Dom Georgeon que ne troublaient point les commérages des paysans, installa la mère et l’enfant dans un confortable pavillon attenant à la bassecour.

Craignant, en père de famille avisé, que leur exemple n’exerçât une pernicieuse attirance sur sa fille, Simon Coulon rompit toutes relations avec dom Georgeon et dom Catet qui, à plusieurs reprises, avaient tenté de s’ingérer dans des « détails d’intérieur » et lui laissèrent alors, percer leur désappointement…

À cette époque (on était en août 1779), la frêle santé de Mme Coulon bourrelait d’inquiétude le cœur des siens.

Son neveu, qu’elle chérissait tendrement (c’était le fils de son frère), vint souvent la voir au cours de sa longue maladie qui devait l’emporter six mois plus tard. À trente ans (il était né en 1749), Charles Philibert Antoine d’Auriol de Saint-Padou faisait partie des gardes du corps de Monsieur le comte de Provence. Son visage était souriant, ses yeux bleus transparents, et l’expression qui dominait en lui, cette de la finesse et de l’enjouement. Il admirait son oncle Coulon, cet ancien militaire, revenu comme tant d’autres du service avec la croix de saint Louis, des blessures et des dettes, et qui supportait sans broncher une existence peu en rapport avec sa condition et ses mérites.

Un jour, il lui apprît que, à la requête du marquis de Rumont, gouverneur de Nemours, et du président d’Héricourt, seigneur de Souppes, l’abbé de Cîteaux, supérieur général de l’Ordre, envoyait, chargé de gaulles punitives, dom Lallemand, leur ancien prieur, à ces dévergondés responsables des troubles qui, tout récemment, avaient semé une véritable « panique » dans tout le pays…

AGACERIES ET GUETAPPENS…

Reportons-nous, pour en juger, six mois en arrière, en février 177 : par une matinée de gelée blanche, le garde-chasse de Cercanceaux, Jean Bouileray dûment chapitré par ses maîtres, dressait procès-verbal à un jeune officier du régiment d’infanterie Beaujolais surpris, par lui, en train de chasser dans un « no man’s land », situé entre les terres du président d’Héricourt et celles des moines. Avec « aventure » onéreuse du chevalier Durègne (c’était le nom du pseudo braconnier) que les Coulons recevaient à leur table, s’ouvrit, pour ces derniers, l’ère des mesures vexatoires organisées…

Le 2 mars, dom Georgeon enjoignit au jardinier, Edme Pelletier, de fermer la porte d’entrée de l’abbaye donnant sur la route et commune à tous ses habitants, et se fit remettre l’unique trousseau de clefs. Réduits à « faire le mur » pour vaquer à leurs occupations, les Coulons se hâtèrent de porter plainte au baillage de Nemours. Celui-ci énonça une sentence provisoire, déclarant que la porte serait ouverte à tout venant (6 mars 1779). L’orgueil humilié de dom Georgeon saigna à l’aveu de son échec ; il jura que les Coulon ne perdaient rien pour attendre.

Le mardi 13 avril, dom Catet et dom Georgeon rencontrèrent le « pensionnaire » de Simon Coulon dans le parc. Ils lui cherchèrent querelle pour un motif futile et l’abreuvèrent de quolibets tels que « petit-maître, parasite, pilier d’antichambre… ».

Les trois hommes en vinrent aux mains ; on dut les séparer. Ulcéré, le chevalier Durègne déposa, à son tour, une plainte à la maréchaussée de Nemours. Dans la soirée, le maréchal des logis Teissier répandait de la poudre d’or sur son ordonnance encore humide lorsqu’il vit arriver les moines de Cercanceaux qui se dépeignirent comme les victimes d’un sombre complot ourdi par leurs locataires et réclamèrent une « sauvegarde » contre les violences qu’on ne manquerait pas de leur faire subir à l’avenir. Leurs accents pathétiques et surtout leurs arguments sonores et trébuchants, balayèrent les soupçons de Teissier qui les fit raccompagner par un cavalier de la maréchaussée.

L’affaire allait se corser le lendemain, 14 avril, rentrant de Souppes à 9 heures du soir, deux ouvriers de la fabrique, Guillaume Grimm et Guillaume Donjard, se heurtèrent à porte close. Leurs appels réitérés ne reçurent en réponse que des insultes :

– « On n’ouvre pas à de la canaille telle que vous ! » hurlait Hermilié, le jardinier, qui avait reçu des ordres précis, et n’entendait pas être frustré d’une gratification escomptée.

Sans perdre une minute, les deux hommes lièrent solidement deux ridelles de chariot et avec ce bélier improvisé écartèrent de son « crapaud » un des panneaux de la porte. Après quoi ils sautèrent par la brèche ainsi obtenue. Le portier ouvrit alors le vitrail losange de sa loge et cria :

– « Au voleur ! »

C’était sans nul doute, un cri de ralliement car dom Catet et dom Georgeon surgirent comme par miracle du hallier brandissant respectivement une canne à poignard et un fusil, bientôt suivis de leurs séides garde-chasse, cuisinier et domestiques armés de piques et de bêches. Les forcenés encerclèrent les ouvriers effarés qui tentèrent de parer les coups violents que leur assénait avec le plat de son sabre le cavalier de la maréchaussée décidément passé à l’ennemi. À plusieurs reprises Grimm esquiva l’arme de son adversaire qui atteignit légèrement Donjard à la tête. La stupeur qu’il éprouva envoyant son camarade rouler à terre étourdi, livra Guillaume Grimm, pieds et poings liés, aux assaillants qui l’entraînèrent brutalement en « charte privée », en l’occurrence le cellier du couvent, où on l’attacha à une table.

Sur ces entrefaites, survint un autre ouvrier de la manufacture, Amblard qui avait passé la journée à Montargis. Le cerveau enfumé à la suite de généreuses libations, il se crut victime de son imagination lorsqu’il vit sous les fenêtres des Coulons des silhouettes de brigands armés jusqu’aux dents se mouvoir à la lueur de chandelles…

Revenu de sa surprise, il fit machine arrière ; le portier l’aperçut alors, et n’en étant plus à son coup d’envoi, le malmena encore plus rudement que les autres. Le menaçant de son fusil, il l’accula à un pan de mur, chargé de « chiffres et de devises amoureuses… ».

Une haie de fusils se croisa sur la poitrine d’Amblard, et les cupules de cire chaude se répandirent en grésillant sur ses mains. Quand les coups se mirent à pleuvoir dru sur son dos le malheureux persuadé que sa dernière heure était arrivée, appela à l’aide…

– « Soufflez la chandelle ! », cria dom Catet.

– « Enfermez le chez Bouileray ! » ordonna dom Georgeon.

À ce moment, un volet claqua au-dessus d’eux. Le visage bouffi de sommeil, de M. Coulon se découpa dans la lucarne comme dans un cadre. Sans prendre le temps de renouer son catogan, le gentilhomme vola au secours d’Amblard et plongea, dans la mêlée devenue furieuse depuis l’arrivée d’un renfort inespéré : l’infortuné Donjard, le crâne ceint d’un pansement spectaculaire, que soutenaient le maître fondeur et sa femme. L’issue du combat mettant aux prises quatre hommes contre dix, n’était guère douteuse. Coulon prit sagement le parti de la retraite et se barricada chez lui avec ses ouvriers dont il s’efforça d’apaiser le légitime courroux.

Avec eux il établit le bilan du guet-apens : un blessé, un prisonnier, une tentative « d’assassinat ». Cette fois, le procès-verbal, étayé sur des faits graves, sur des témoignages irréfutables que l’on dresserait à la maréchaussée, serait pris en considération. Simon Coulon sous-estimait l’astuce de ces intrépides « compères » dont les faits et gestes se « fardaient » de jactance pour atteindre le faut secret de leurs désirs : le départ de la famille Coulon dont les préventions à leur endroit ne s’étaient guère relâchées depuis son installation à Cercanceaux…

Là où la violence échoue, la ruse peut réussir. Dom Georgeon et Dom Catet suivirent à la lettre le conseil de Tite Live ; ils refirent la conquête de Teissier un peu ébranlé par la tournure fâcheuse que prenaient les événements, en l’accablant de mignardises et de flatteries. Sous leur dictée, il rédigea un compte rendu fantaisiste de l’attaque nocturne en date du 14 avril 1779, que les « plaignants » déposèrent (intentionnellement) à la Prévôté de Melun.

À onze lieues de Cercanceaux, la gent plaideuse et plumassière ne prendrait pas la peine de recueillir sur place les témoignages des deux parties et s’en tiendrait aux dépositions complaisantes du personnel de l’abbaye et à celles des faux témoins : deux frères jacobins, Louis Poulain et Henri Delaignes de Château-Landon qui s’étaient laissé circonvenir par ces pseudo Rhadamanthe.

Ce pompeux assemblage de mots ne suscita pas chez les magistrats melunais une impression de mystification. La maréchaussée reçut l’ordre d’arrêter les quatre ouvriers de la fabrique : Grimm, Donjard, Amblard et le maître fondeur. Incarcérés à Melun, ceux-ci furent renvoyés au bout de huit jours pour incompétence à Nemours. De leur prison, ils firent parvenir une plainte au greffe de baillage. Pendant ce temps, M. Coulon se démenait comme un beau diable pour faire libérer les innocentes victimes de l’animosité que les moines nourrissaient à l’égard de sa famille. Au cours de l’interrogatoire tenu à la maréchaussée, le portier de l’abbaye déclara :

– « Les ouvriers ne m’ont pas laissé le temps matériel d’ouvrir le portail. Ils l’ont enfoncé et m’ont attaqué, ensuite, avec sauvagerie… ».

Poussé dans ses derniers retranchements, il avoua peu après que, fidèle à la consigne reçue, il les avait laissés se morfondre sur la route plus de vingt minutes et qu’une fois dans la place, les ouvriers ne « s’étaient livrés à aucune violence sur lui, ni sur personne… ».

La défense confondit également le sieur Gaver, cavalier de la maréchaussée, qui affirmait péremptoirement :

– « J’ai entendu crier au voleur, alors que j’étais dans la cuisine du couvent, prêt à me coucher. J’ai réveillé aussitôt les pères, et nous sommes partis secourir le portier du couvent… ».

La distance existant entre le corps de logis principal et la porte d’entrée (soit plus de 250 pas) infirma cette allégation maladroite, et confirma la présence (antérieure à l’entrée des ouvriers dans le parc) de Gavel et des religieux, derrière le hallier…

D’ailleurs, le maréchal des logis Teissier, qui, saisi de remords, délivra Grimm de ses liens et le traita avec modération, désavoua publiquement son inférieur :

– « Je lui avais donné l’ordre de garder la porte du couvent, pour la sécurité des moines, et non celle de l’abbaye, ouverte à tous… ».

Le procès-verbal renfermait trop d’inexactitudes et d’invraisemblances pour convaincre les magistrats. Ces derniers écartèrent la version des moines et relâchèrent les ouvriers qui, depuis, se sont pourvus en appel. Le procès devait rester pendant au Parlement jusqu’en 1781…

BAGATELLES À PROPOS D’UN PROCES VERBAL

Le nouveau prieur de Cercanceaux n’essaya pas longtemps de pallier les incartades de ses « enfants ». En janvier 1780, Dom Lallemand écrivait à sa sœur, la femme du docteur Dautié pour la supplier de « l’arracher sans délai aux persécutions qu’il éprouvait, et aux mains de ses exécrables moines… ».

Mme Dautié communiqua cette lettre au colonel de La Guéronnière, et l’incita à intervenir auprès de M. Amelot, ministre de la Maison du Roi. La Guéronnière soucieux de conserver sa tranquillité et son argent fit la sourde oreille. On le voit dom Catet et dom Georgeon ne se ressentirent nullement de la « discipline » envoyée de haut lieu qui leur valut, à l’un et à l’autre, l’impunité et l’oisiveté, apanage des plus enviables.

En fin après-midi, alors que M. d’Auriol de Saint-Padou admirait de la fenêtre de sa chambre les arbres du parc de Cercanceaux flamboyant dans la tiède luminosité d’automne, les deux moines l’interpellèrent grossièrement de la cour singeant sa démarche altière et sa façon un peu étudiée de fixer son épée au côté. Aux grimaces, aux gestes indécents, ils ajoutèrent une chanson de circonstance :

– « Sortez tous de notre couvent ! Allez tous gaillardement vous marier à présent ! »

Puis, ils attendirent la réaction de Saint-Padou avec curiosité. Des sourires d’augures s’esquissèrent parmi l’assistance : M. et Mlle Coulon, le sieur de Bourges, directeur de la Manufacture d’Acier de Nérouville, et la demoiselle Mette, couturière de Nemours. Sans doute, allait-on assister à un assaut de maître d’armes où chacun ferait briller son fleuret. Charles Philibert Antoine demeura impavide, accoudé à la balustrade. Exaspéré par son mutisme, les deux moines s’en prirent à dom Lallemand survenu à point nommé et l’accusèrent publiquement de trafiquer des aumônes…

Rouge d’indignation, le malheureux prieur se réfugia dans sa cellule, certain à présent que la Providence n’était pas décidée à le seconder dans sa mission « rééducative »...

Dorénavant, il laisserait ses « protégés » libres de tout régler à leur fantaisie !

De septembre 1779 à février 1780 (époque où mourut Mme Coulon), M. de Saint-Padou subit une infinité d’épreuves dans l’enceinte même de l’abbaye, où chaque buisson, cachait un piège…

Le jeune officier s’y pliera crânement, en pensant à sa jolie cousine qui régnait depuis quelque temps sur son esprit et son cœur et que son chagrin lui rendait doublement chère.

En mars 1780, un peu avant la semaine sainte, il se produisit une accalmie dans les rapports des religieux et des Coulon. Cependant, ce ton ironique que prenait, pour saluer le jeune homme, dom Georgeon, ne respirait guère la contrition. C’est alors que germât dans l’esprit des deux moines l’espoir d’une tentative pour le moins audacieuse.

Ce 1er avril 1780, dom Catet, dom Georgeon et…dom Lallemand adressaient à Monsieur, frère du roi, une lettre et un procès-verbal en tous points mensongers, mettant sous les yeux du prince des injures faites à des religieux dans l’intérieur de leur monastère, et des irrévérences commises envers les Saints Mystères dans l’église desdits religieux, dont l’auteur se présente décoré des livrées de Son Altesse Royale.

Le scripteur (dom Lallemand) concluait en une envolée lyrique propre à satisfaire un prince nourri de la lecture des classiques : « C’en est assez, Monseigneur pour nous détourner de solliciter ailleurs que dans la justice d’un auguste prince le remède au scandale… Nous nous bornons à un simple récit des faits, et nous mettons dans les mains de Votre Grandeur (sic) les intérêts de la Religion, dont, en qualité de ses ministres, nous ne serions, trop sans doute, épouser la gloire ».

En d’autres termes (empreints d’une subtile ironie…), les religieux déclaraient qu’à la faveur d’un Bail, par eux accordé au sieur de La Guéronnière, de leur maison abbatiale, il s’était introduit à Cercanceaux plusieurs ménages, composés de gens sans aveu, de différentes nations (sic), ayant avec eux des femmes et des filles (sic) qui, toutes, paraissaient subordonnées au sieur Coulon. Dès l’instant de l’arrivée de ces étrangers, il ne s’est pas passé un jour sans que nous, dom Catet, dom Georgeon et dom Lallemand, n’ayons été vexés, insultés par eux. Depuis six semaines, ledit Coulon a reçu, chez lui, un jeune homme se nommant d’Auriol de Saint-Padou et se disant garde du corps de Monsieur, et qui, pour faire sa cour à son hôte, n’a cessé de nous insulter et de nous menacer.

L’accusation se précise enfin : « Non content de nous invectiver, en dehors de notre maison, il le fait encore jusqu’aux pieds de nos autels, notamment, le jour d’hier, fête du Jeudi Saint, ce jeune militaire, par pure dérision et au scandale de tous ceux qui assistaient à l’Office, n’a cessé de parler, de rire hautement ; lors de la procession du Saint Sacrement, ce jeune homme se tenant debout, fut prié honnêtement de se mettre à genoux. Méprisant cet avertissement, il est resté debout, les mains dans ses culottes, sans faire la moindre inclination, affectant de braver davantage… ».

Il a reparu le lendemain et s’est comporté d’une manière aussi indécente que la veille. Il nous a été impossible de continuer l’Office divin, et, pour soustraire à de nouveaux outrages les Saints Mystères, nous avons été obligés d’aller chercher le Saint Sacrement au Reposoir et de l’accompagner en silence sans procession…

Nos gens ont été les témoins oculaires et auriculaires de tous les faits sus énoncés…

Ce procès-verbal, chef-d’œuvre du genre, portait les signatures des trois complices.

Monsieur, frère de Louis XVI, ne dépouillait point sa correspondance officielle. Il laissait ce soin à M. Ferès, qui cumulait dans sa maison, les avantages d’une charge de premier valet de chambre et les agréments d’un poste de lecteur bibliothécaire. Par chance, Ferès entretenait des relations amicales avec les Montlezun, parents maternels de Charles Philibert Antoine de Saint-Padou. Il se borna donc à chapitrer sévèrement le jeune officier et, décidé à ne pas donner suite à la requête des moines, rangea leur procès-verbal dans sa serviette de maroquin.

Le lendemain, 3 avril 1786, pris de scrupules, Ferès rouvrait le dossier à l’intention du baron de Fontette, membre du Conseil privé de Monsieur, au titre de Chancelier, qui l’emporta chez M. pour en prendre connaissance. Fontette sera lui intraitable sur la conduite à tenir envers ces « parangons » d’impiété, communiqua la plainte des moines au comte de Moreton Chabrillan, capitaine des gardes du corps de Monsieur, et ? des chefs hiérarchiques de Saint-Padou. Moreton convoqua Charles Philibert Antoine qui protesta de son innocence. Le comte l’écoute avec bonté, c’est à dire en langage de cour, en pensant à autre chose, et le congédia avec de belles promesses qu’il s’empressa d’oublier. Pendant ce temps, Ferès, croyant sincère en matière de religion, mais sceptique de toutes les aventures humaines, recevait la visite du colonel de La Guéronnière, Ce dernier lui lut la lettre de Mme Dautié (qui s’avéra d’une précieuse utilité) et stigmatisa la conduite des deux moines. Aussitôt, M. Ferès prit sa plume d’oie et une menace de sanction tomba roide sur ceux que l’on conviait à « quitter leurs vilains projets »

Les beaux rêves caressés par Théodore Catet et Claude François Georgeon se verraient-ils ajournés par la réalité ? Non certes ! Le triomphe des Coulon les eût disqualifiés à leurs propres yeux ! Avec l’aide de leur prieur, la communauté du « péril » provoquait une trêve dans leurs rapports. Ils confectionnèrent une supplique destinée à l’abbé de Villedieu qui, suivant l’exemple de ces hauts dignitaires trop bien nantis, consentait rarement à visiter la « plèbe » monastique. Le Maître de l’Oratoire du comté d’Artois palpita d’une surprise indignée à cette lecture. Plus encore que sa vanité, qui était, pour les courtisans, un sujet d’émerveillement renouvelé, son aptitude à tout tolérer servit la cause de ses « serviteurs » dont il se fit l’avocat auprès du comte de Moreton, vitupérant M. et Mlle Coulon, ces « gens de mauvaise compagnie », et ce « garde, joli garçon mal famé, amoureux de l’infante (sic) ». Cette appellation jetant un doute sur l’honnêteté de Mlle Coulon…

De leur côté, comprenant qu’il leur fallait battre le fer tant qu’il était chaud, dom Georgeon et dom Catet extorquèrent au garde-chasse, au cuisinier, au, jardinier, au portier et à leurs épouses, des signatures qui vinrent orner de fioritures laudatives le « certificat » qu’un courrier porte à brides abattues à Versailles. Au risque d’éveiller les soupçons des gens avisés, par un geste de clémence inattendue, ils suppliaient aussi le comte de Provence de « prendre en pitié son malheureux garde de corps… ».

Il y a des cas où les maladresses sont le comble de la ruse ! Les égards dont Théodore Catet et Claude Georgeon faisaient preuve envers leur « tortionnaire » transportèrent d’admiration M. de Fontette qui s’indigna de l’inertie du capitaine des gardes du corps. Décidé à se cantonner dans son rôle de Ponce Pilate, Moreton alerta le marquis de Lévis, maréchal de camp et, lui aussi, capitaine des gardes du corps de Monsieur. Celui-ci exigea, avant de sévir, de plus amples informations.

Le 28 avril, le courrier apporta à M. de Saint-Padou deux missives qui produisirent sur lui l’effet d’une douche écossaise : sur l’ordre du général de Lévis, M. Desfosse, exempt des gardes du corps, le mandait impérativement à Versailles sous peine de désobéissance, et M. Ferès, remis d’une indisposition passagère (qui motivait son silence) lui rapportait la conférence qu’il avait eu avec le colonel de La Guéronnière et se déclarait « convaincu de son innocence ».

JUSTICE SOIT FAITE !

Grâce à une vaste audience (Ferès, de Fontette, La Guéronnière, le marquis de Lévis), les yeux enfin dessillés, lui prodiguèrent des marques d’estime et surtout à la publication d’un mémoire signé des curés et notables du Gâtinais « visant à répudiation des moines de Cercanceaux ». M. de Saint-Padou put se croire lavé de tous soupçons. À présent, les rusés compères évitaient soigneusement leur vainqueur qu’ils ne pouvaient plus traîner aux gémonies. De loin, leurs lourdes paupières laissaient filtrer un regard mince, comme âne lame ! Ruminaient-ils encore quelques ténébreux desseins ? Charles Philibert d’Auriol enrageait de ne déceler rien de leurs arrière-pensées.

Un matin, n’y tenant plus, il revêtit sa jaquette bleu de roi, coiffa son tricorne à bordure dorée, et monta dans la voiture du comte de Montlezun , son oncle, qui se rendait à Versailles. Tandis que ce dernier allait houspiller le falot Villedieu, coupable, à ses yeux, d’avoir traité un garde du corps comme un garde-chasse, le jeune homme apaisait sa soif de justice innée, en apportant au ministère la preuve de son innocence et de la « méchanceté » des moines. Utilisant la gamme la plus étendue de ses connaissances juridiques, l’auteur de ce Mémoire détruisait les accusations portées contre M. de Saint-Padou qui ne résistaient pas à un examen objectif des faits, et mettait le « scandale du Jeudi Saint » sur le compte des religieux, qui, ce jour-là, vidèrent « une querelle dans le parc de l’abbaye… ».

Fils de Messire François, marquis de Montlezun Pardiac, chevalier, comte de Campagne, baron de Belpech, gouverneur de Soule, marié en 1701 à Jeanne Marie de Villemur, et frère de Marguerite Françoise de Montlezun, épouse de M. d’Auriol de Langautier de Saint-Padou.

Pressé par les hommes de loi, le jeune garde du corps attaqua en diffamation ses « ennemis », qui colportaient contre lui, à Versailles et à Paris, des libelles enjolivés par leurs soins. Sa plainte fut enregistrée le 8 juin 1780, en la grande Prévôté de France, au siège de la Cour, à Versailles, où les gardes du corps étaient autorisés à déposer leurs causes personnelles.

Les exigences du « suppliant » étaient raisonnables : la sentence à intervenir devrait être, imprimée et affichée jusqu’à concurrence de cinq cents exemplaires, et les religieux verseraient dix mille livres de dommages et intérêts que Saint-Padou s’engageait à remettre aux « pauvres prisonniers ».

Le 14 Juin, le « trio » reçut une assignation pour comparaître à l’audience par-devant le lieutenant général civil, criminel et de police, en la Prévôté des hôtels du roi, à Versailles. Puis, contrairement, à toute attente, Charles Philibert d’Auriol de Saint-Padou retira sa plainte, sans doute, Mlle Coulon qui deviendra Mme de Saint-Padou ne voulut-elle pas qu’un procès, mettant en cause des religieux, vînt assombrir le ciel de leur amour…

On « battit la moutarde », à la Cour et à la Ville, sur le scandale, dont les moines de Cercanceaux furent les victimes, suivant les uns, les « vilains » suivant les autres, et, à coup sûr, les héros ! Mais, nul ne se demanda si le repentir ne leur réservait pas d’affligeants lendemains, car, pour répondre, il eût fallu pouvoir sonder les cœurs et les reins.