J'ai souvent entendu parler du grand-père Alfroy que Gilbert, son petit-fils, aimait à citer : « A sa belle-mère qui lui proposait de reprendre de la soupe, il répondit un soir, En lavement mère, en lavement avec plaisir ! »
Hubert, 2020
En juillet 1883, Valentine Alfroy et Laurence Séné qui fréquentent les mêmes cercles et suivant les usages de l'époque, ont organisé une rencontre entre Fernand et Alice, sans doute à Fère-en-Tardenois chez les Séné.
Fernand qui connait les usages, à son retour à Lieusaint peut écrire :
Lieusaint, 5 août 1883
Madame
Ma mère m’a dit avec quelle bienveillance vous avez accueilli les projets d’union entre nos deux familles. Les quelques jours passés près de vous, Madame, et de Mademoiselle votre fille, m’ont fait apprécier les qualités que je recherche dans le mariage : une famille unie et une jeune fille élevée loin des principes qui dominent maintenant dans la plupart des familles. Et je vous avoue que l’impression produite a été assez vive pour que je prie ma mère de solliciter la continuation de relations qui m’apporteront le bonheur. Puis-je espérer, Madame, que cette déclaration partie d’un cœur sincère aura votre approbation.
Ma mère me propose de vous écrire demain, elle est arrivée très fatiguée de son voyage.
Elle me prie, ainsi que Monsieur Nanteuil, de les rappeler tous deux à votre bon souvenir ainsi qu’à celui de Mademoiselle Alice et de Madame de Parpigné.
Si mes petites amies se rappellent leur grand camarade, embrassez-les bien pour moi je vous prie.
Croyez Madame, à l’expression de mes sentiments les plus respectueusement dévoués
Fernand Alfroy
Alice devait aussi être sensible aux qualités de Fernand, l'affaire fut conclue et le mariage sera célébré à Versailles en octobre suivant.
Point n'est besoin de longues fiançailles dans un mariage de raison où priment les intérêts des deux jeunes époux !
Les intérêts bien compris du ménage seront dans la foulée inscrits en novembre dans un contrat de mariage pour sécuriser les tout à fait raisonnables 5 000 francs de rentes qu'Alice apportait.
Le jeune ménage s'installe à Versailles dans l'appartement de Laurence Séné au 5 de la rue Mademoiselle. C'est là que vont naître Marie-Anne en 1885 et Geneviève en 1888.
La famille reviendra par la suite à Paris et nous les retrouvons successivement au 22 rue de Vaugirard en 1908, au 65 rue d'Amsterdam en 1915 et pour finir 6 square du Roule dans les dernières années.
Fernand est reçu Bachelier es Sciences en 26 octobre 1876, il devient alors certainement étudiant. L'année suivante, il effectue une année de service militaire au 1er régiment de cuirassiers.
En 1881, il a 25 ans et études terminées, il est recruté comme comptable au ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts. La place devait lui convenir, puisque en 1908, il y est toujours, après être devenu Chef de bureau et il y a tout lieu de penser qu'il y a terminé sa carrière.
Les services qu'il y rendit à la France lui vaudront en 1887 d'être nommé Officier d'Académie, en 1895 Officier de l'Instruction publique et enfin de recevoir la Légion d'honneur en 1908.
Lieusaint, d'abord maison des grands-parents, devient ensuite la résidence secondaire où l'on se rend toutes les fins de semaine, au début par le train et ensuite en voiture.
La seule chose que je savais réellement était son amour pour mon grand-père Alfroy, pour Lieusaint, pour leur entourage dont il disait qu'il était composé de gens gentils et charmants, bien élevés un peu insouciants et dont la fréquentation était des plus agréables.
2013, François Leduc rapportant les souvenirs de Claude son père
Fère, le 25 novembre 1910
Mon vieux Choupinot
J'ai fait un bon voyage, j'ai trouvé maman en bonne santé et j'ai reçu ta lettre ce matin, voilà les trois faits sensationnels du moment.
Remercie Marielle de sa longue lettre et des détails intéressants pour moi qu'elle contenait. C'est fâcheux que la robe verte ne puisse servir, que vas-tu faire ?
Je suis rassurée sur votre sort puisque vous dinez en ville presque tous les soirs.
J'espère que vous avez eu beau temps hier à Tigery, ici il fait un brouillard épouvantable qui ne me donne pas envie de sortir. Il faut dire à Marie-Anne d’aller voir le docteur et de lui raconter tout ce qu'elle éprouve. Et surtout qu'elle ne se fatigue pas, elle fait trop de courses, elle était habituée à Lieusaint à un repos complet. J'espère que leur installation s'avance maintenant.
Au moment d’envoyer une carte postale à Marielle je m'aperçois que je ne me rappelle plus exactement son numéro. Je préfère attendre que tu me le confirmes, est-ce bien le 16bis ?
Je n'ai pas en effet montré ta lettre à maman mais je préfère que tu mettes un mot à part pour les choses qui ne peuvent l’intéresser ou bien que tu écrives dans tes lettres de ton père ce qu'elle ne doit pas voir le matin.
J'ai entrepris maman sur le sujet qui vous intéresse toutes trois mais je crains que ce soit dur d’y arriver, je ne me rebuterais pas, mais elle donne toujours les mêmes raisons qui à son point de vue sont bonnes puisque son plus grand désir est de voir ses petites filles mariées et elle dit que c'est le grand chagrin de sa vieillesse.
Rapportez-vous en à moi, je dirai tout ce qu'il sera possible de dire pour y arriver.
Ne faites pas de provision lundi car je rapporterai un canard, de la charcuterie, des pommes et quelques œufs. N'oubliez-pas de manger la terrine entamée.
Vous devez avoir maintenant des nouvelles d’Annette ? Je travaille à force aux lainages pour mon petit-fils dont maman parle continuellement, elle voudrait bien le connaître.
N'oublie pas de donner le rideau à repasser à la blanchisseuse, Mélanie sait où ils sont.
Je n'ai plus rien à te dire d’intéressant, nous vous embrassons tous de tout cœur.
Alice Alfroy
Surtout en m'écrivant, ne fais aucune allusion à votre pension.
Fère, le 25 novembre 1910
Mon vieux Choupinet
J’ai fait un bon voyage, j’ai trouvé maman en bonne santé et j’ai reçu ta lettre ce matin. Voilà les trois faits sensationnels du moment. Remercie Marielle de sa longue lettre et des détails intéressants pour moi qu’elle contenait. C’est fâcheux que la robe verte ne puisse servir. Que vas-tu en faire ?
Je suis rassurée sur votre sort puisque vous dinez en ville presque tous les soirs. J’espère que vous avez eu beau temps hier à Tigery. Ici il fait un brouillard épouvantable.
qui ne me donne pas envie de sortir. Il faut dire à Marie Anne d’aller voir le docteur et de lui raconter tout ce qu’elle éprouve et surtout qu’elle ne se fatigue pas. Elle fait trop de courses, elle était habituée à Lieusaint à un repos complet. J’espère que leur installation s’avance maintenant.
Au moment d’envoyer une carte postale à Marielle, je m’aperçois que je ne me rappelle plus exactement son numéro. Je préfère attendre que tu me le confirmes. Est-ce bien 16bis. Je n’ai pas pu en effet montrer la lettre à maman, mais je préfère que tu mettes un mot à part
pour les choses qui ne peuvent l’intéresser ou bien que tu écrives dans les lettres de ton père ce qu’elle ne doit pas voir. Ce matin, j’ai entrepris maman sur le sujet qui vous intéresse toutes trois, mais je crains que ce soit dur d’y arriver, je ne me rebuterai pas, mais elle donne toujours les mêmes raisons qui à son point de vue sont bonnes puisque son plus grand désir est de voir ses petites filles mariées et elle dit que c’est le grand chagrin de sa vieillesse. Rapportez-vous en à moi, je dirai tout ce qu’il sera possible de dire pour y arriver. Ne faites pas de provisions lundi car je rapporterai un canard, de la charcuterie, des pommes et quelques œufs.
N’oubliez pas de manger la terrine entamée. Vous devez avoir maintenant des nouvelles d’Annette. Je travaille à force aussi lainages pour mon petit-fils dont maman parle continuellement, elle voudrait bien le connaître.
N’oublie pas de donner les rideaux à repasser à la blanchisseuse. Mélanie sait où ils sont.
Je n’ai plus rien à te dire d’intéressant, nous vous embrassons de tout cœur.
Alice Alfroy
Surtout ne m’écrivant, ne fait aucune allusion à votre pension.
Nous étions à une époque où les papiers à entête méritaient ce qualificatif et où les employés de bureaux possédaient encore parfaitement le plein et le délié, magie de la plume.
Epoque aussi où il suffisait d'être branché pour être à la pointe du progrès et au summum du confort moderne.
Pour aller chasser, pleins d’entrains, ces messieurs vont de grand matin
au quai d’Orsay prendre le train, mais ils sont dans l’inquiétude ;
car il a plu toute la nuit : Aurons-nous, se dit-on sans bruit,
du soleil ou bien de la pluie.
Qu'importe on part, c'est l’habitude.
Les uns, comme était Tartarin, hauts guêtrés, moustache à tous crins,
un coutelas ceint sur les reins se composent une attitude :
Tous ont des fusils reluisants, des chapeaux à plume épatants,
Mon Dieu qu'ils ont l’air effrayant ! Ne craignez rien… c'est l’habitude
Enfin les voilà dans le train et les histoires vont leur train,
c'est toujours le même refrain : ils en ont tué des foultitudes !
Ton gros sanglier n'était rien, rien te dis-je à côté du mien…
Il y en a même qu'ont tué des chiens ! Mais ça, ce n'est pas l’habitude.
Après un mauvais déjeuné, ils arrivent enluminés
car ils sont tous émotionnés, et remplis de perplexité ;
Allons-nous trouver du gibier ? Oui messieurs dit le brigadier,
j'ai des bandes de sangliers… ne souriez pas… c'est l’habitude.
C'est au cent huit dit l’président, mes enfants, consultez le plan :
quatre à gauche et six en avant, visez bien ! J'ai la certitude
que nous allons les massacrer. A moins que trop tôt embuchés,
ils aient foutu l’camp à côté, et soient partis… comme d’habitude.
C'est surprenant, rien au cent-huit, pas plus que dans le cent-dix-huit,
du cent-vingt-quatre au deux-cent-huit, on cherche avec anxiétude.
Mais les cochons qui sont malins, ont calté de très grand matin,
plantant là tous nos tartarins… neuf fois sur dix… c'est l’habitude.
Enfin, c'est la fatalité, et l’on rentre fourbu, claqué..
déconfit, bredouille et crotté : ils n'ont plus la même attitude !
Mais après un repas copieux, couronné d’un cognac très vieux,
ils se ressaisiront mordieu ! Et reviendront… comme d’habitude.
Et voici la moralité de cette histoire en vérité, je vous le dis sans fatuité,
pour moi c'est une certitude : la chasse est un plaisir charmant
qui a bien ses désagréments, mais tout compte fait, mes enfants :
ne changeons pas nos habitudes.
Location des talus et francs-bords du chemin de fer de la ligne de Paris à Lyon sur les communes de Lieusaint et de Moissy-Cramayel à partir du 1er septembre 1905 avec le droit de chasser le lapin exclusivement au furet où à la bourse.
Location du droit exclusif de chasse sur 7 ha de terre dans la commune de Lieusaint à partir du 1er août 1909.
Fernand chassait avec une paire de fusil à faux-corps BENTLEY & PLAYFAIR calibre 12 dont l'une à canon long pour le canard. Sur l'une des photos, l'on voit Fernand en train de tirer avec l'un pendant que son assistant attend avec l'autre qu'il tient chargé et prêt pour un tir en série.
Marie-Anne et Geneviève les ont ensuite partagés ; celui de Marie-Anne sera volé par les Allemands pendant la guerre de 40, l'autre sera utilisé par Jean dans les années 50 pour aller chasser.
Au xxie siècle, c'est Arnaud qui l'a utilisé un temps en Sologne avant de finalement l'abandonner au profit d'un calibre 20 doté d'un canon plus court et plus pratique.
J'emploie l'expression « humour Alfroy » pour l'avoir si souvent entendue, je vous laisse découvrir de quoi il retourne.
Paris, 15 janvier
Cher Monsieur
Sitôt débarrassé des devoirs de nouvelle année, j’ai saisi le premier joint pour mettre en musique votre charmante romance : L’âme et le cœur, et je m’empresse de vous l’adresser en un rouleau par le même courrier.
Veuillez donc l’accepter comme une marque de sympathie très sincère, et soyez persuadé que je ne négligerai pas de la proposer à un de mes éditeurs, mais comme je vous l’ai écrit déjà, cher Monsieur, il est à craindre que la nature du sujet effarouche les éditeurs, malgré le mérite des paroles.
Enfin je ferai pour le mieux, et si je ne trouvais pas à faire éditer cette mélodie, vous n’en resteriez pas moins en possession de ma musique que je suis heureux de vous offrir.
Je saisi cette circonstance, cher monsieur, pour nous rappeler Mme Boildieu, ma fille et moi, au bon souvenir de monsieur votre père, et en attendant le plaisir de vous serrer la main au printemps prochain, je vous prie d’agréer les affectueux compliments de votre dévoué collaborateur.
A. Boildieu
22 rue de Douai
6 mars – « Trop de farineux dans le rata » – M. Alfroy.
Geneviève est désormais trentenaire, elle vit toujours avec ses parents, la guerre de 14 a été cruelle pour les garçons et dans un genre différent tout autant pour les filles.
La tradition familiale décrit Geneviève prenant soin de ses parents diminués. Situation qui ne s'éternisera pas, Alice disparaît en août 21 et Fernand la suit en avril 22 sans même atteindre 65 ans.
Je ne sais quels moyens les deux sœurs mirent alors en œuvre, mais la page suivante s'ouvrait pour Louis et Geneviève dès l'été 1923.
Je livre tel quel ce curieux échange entre Marie-Anne et Henri Dubief, tout à la fois cousin issu de germain Alfroy et médecin de la famille.
Ces lettres ont désormais un siècle, et puisqu'elles ont été conservé, nous pouvons aujourd'hui entre-ouvrir une porte et apporter de nouveaux éléments sur la personnalité de Fernand.
23 mars 1922
Ma bonne Marie-Anne,
Merci de m’avoir annoncé la triste nouvelle ; mais je la connaissais allant tous les jours voir mon vieil ami. Je l’avais quitté hier à 1 heure presque mourant et je n’ai pas été étonné de le trouver disparu ce matin.
Que ne m’a-t-il écouté lorsque je lui conseillais d’aller passer deux mois dans le midi et de se faire opérer seulement au mois de juin !
Mais hélas ! La chasse, la chasse ! !
Bien affectueusement
Henri Dubief
En souvenir de l’homme bon et si profondément pacifique que nous pleurons, j'aurais voulu laisser tomber l’oubli sur ces cruels évènements. Je ne le peux aujourd’hui car une légende est créée d’une opération faite contre ta volonté, légende en rapport trop direct avec ta lettre inattendue pour que je ne vois pas dans cette dernière une intention.
Envoyée au lendemain de la mort de papa, cette lettre, par laquelle tu prends position, jette tout à coup une lumière absolument claire sur ce qui s'est passé au cours de ces dernières semaines.
Je n'accepte ni la légende, ni ta déclaration faite après la mort
Tu sais comme moi, quelle confiance absolue, inébranlable, papa avait en toi. Tu sais qu'un avis de toi l’aurait arrêté, non pas une défense, mais un simple mot. Je ne crois donc pas que tu lui aies dit qu'il devait partir dans le midi. Je ne crois pas en outre qu'il se serait lancé dans une telle aventure contre ton gré, sans nous en parler.
Jean de Langautier annote "prostate"
La chasse, crois-moi, ne tenait dans son esprit qu'une place secondaire à côté de l’angoisse qu'il éprouvait au moment de prendre une si grave résolution. Il souffrait de plus en plus ; nous avions la preuve que sa gêne s'accentuait chaque jour davantage.
Desnos pensait avec raison, les événements l’ont prouvé, qu'il était grand temps d’intervenir. Il avait le désir d’être rétabli pour septembre… La chasse était son plaisir ; ce désir n'était qu'humain comme tant d’autres sentiments égoïstes, des autres hommes, et de toi-même.
S'il a laissé courir les délais sans changer d’avis, c'est que tu ne l’as pas prévenu.
Si nous l’avons soutenu dans sa détermination, c'est que certains de l’habileté du chirurgien, nous savions qu'il était constamment en traitement chez toi et que tu le préparais.
Tout ceci m'est très pénible à t'écrire, tu me connais suffisamment pour me croire. Un monde de souvenirs existait entre toi et moi. Cela me serre le cœur. Aujourd’hui, j'aurais voulu pouvoir me taire, mais je dois défendre sa mémoire, que tes propos diminuent dans le souvenir de tous ceux, si nombreux, qui l’ont aimé. Et plus encore, je dois défendre les deux êtres pleins de dévouement absolu et d’infinie bonté qui l’ont soigné jusqu'à ses derniers moments avec tout leur cœur, avec toute leur science, qui ton droit et qui garderont notre définitive reconnaissance. C'est pour eux surtout que j'ai voulu rétablir les faits en toute vérité entre toi et moi et que j'agis dans ce sens.
J'avais d’abord pensé que ta défection inattendue, qui l’a si profondément troublé ! venait de ton plaisir de rester à la campagne. Puis les mauvais jours venant, révélant un état général insoupçonné, de nous tous du moins, j'ai pensé que tu avais négligé de le préparer (car si souvent tu nous as dit que tu ne croyais pas à la médecine) !
Mais aujourd’hui je sais que tu avais connaissance de son état car tu m'écris : il n'a pas voulu m'écouter ! Tu étais son médecin depuis quarante ans, médecin choisi d’accord avec Desnos quelques semaines à l’avance, médecin qui devait l’assister avant, pendant et après l’opération.
Ce n'est pas le fait d’avoir retardé ton retour de vingt-quatre heures qui te dégagerait. Tu devais, si papa voulait agir contre ta volonté, avertir son chirurgien qui l’attendait à un mois de date, ou prévenir sa famille. Tu n'as dégagé te responsabilité ni avant, ni après d’ailleurs, car tu es venu régulièrement en dehors des heures des médecins ; or, s'il avait été opéré contre ton avis, tu aurais dû ne plus paraître.
M'ayant écrit au lendemain de sa mort, tu peux dire : « j'ai prévenu le père et j'ai prévenu la fille ». Pour la fille, c'est trop tard ; pour le père, on ne fait pas parler un mort.
Ta lettre créé la preuve de ta responsabilité, qui reste entière.
Je te quitte avec toute ma tristesse et tout mon désespoir.
Marie-Anne
30 mars 1922
Ma chère Marie-Anne,
Ta philippique ne m’a pas surpris, et je l’attendais presque. Je me suis toujours refusé à tenir compte du jugement des autres sur ma conscience, il est à l’ordinaire partial ou erroné ; cela m’a trop bien réussi jusqu’ici pour me donner envie de changer. Seul je connais, et seul je connaîtrais toujours les raisons qui m’ont guidé, et mon secret mourra avec moi. Aussi ne ferai-je, à propos de mon attitude, ni polémique, ni excuse, et je laisserai aller leur train à tous les commentaires désobligeants, j’en ai vu bien d’autres !
Cependant, pour toi, je puis, sans violer aucun secret, rectifier certaines assertions ou interprétations qui sont erronées. Tu me dis que je le « préparais » par un traitement approprié, et que cela impliquait mon approbation tacite. Cela alors vraiment est une légende, elle a été créée de toutes pièces par ton père, je ne sais dans quel but.
Il est bien vrai que je lui ai donné des soins, mais ceux-ci n’avaient aucun rapport avec l’opération projetée.
Quant au point de savoir si je pouvais m’opposer à l’opération ? Eh bien non ! De quel droit aurais-je déconseillé une intervention qu’un spécialiste éminent, qui avait toute la confiance, jugeait utile ? Alors que je n’ai aucune compétence en cette question, et, en autre, que jamais, je n’avais eu l’occasion d’examiner les organes malades : cela naturellement ne m’empêchait pas d’être un médecin instruit, et d’avoir une opinion personnelle.
Supposons, maintenant, que je sois intervenu pour empêcher l’opération, et qu’on m’ait écouté. Dans un délai difficile à apprécier exactement, peut-être quelques mois, des accidents inévitables et graves se seraient produits. C’eût été une autre antienne, et que n’eût-on pas dit alors ?
Et combien le chirurgien aurait été en droit de s’écrier : Ah ! Si l’on m’avait écouté ! Je n’avais donc qu’à lui laisser courir la chance et à m’abstenir sans prendre aucune responsabilité ; c’est ce que j’ai fait. Je ne le regrette pas, et ma conscience est d’autant plus tranquille, qu’en mille circonstances, connues ou inconnues de toi, j’ai fait pour ton père cent fois plus que je devais. Quant aux questions de sentiment, je les apprécie parfaitement, mais elles n’ont rien à faire ici.
Voilà tout ce que je peux dire ; je considère la controverse comme terminée, et je n’ajouterai pas un mot de plus, quelque soient tous les reproches dont il plaira à Pierre ou Paul de charger ma tête.
Tous mes souvenirs affectueux
Henri
1er août
Je n'accepte pas ton « secret ». Ce n'est pas une réponse un secret – s'il y a un secret – n'aurait rien à voir dans cette question.
Pourquoi n'avoir prévenu personne et proclamer maintenant que tu l’as prévenu lui.
Non plus, je n'accepte pas ta prétention de lui avoir donnée des soins sans rapports avec l’opération… tu aurais dû, vis-à-vis du chirurgien ou vis-à-vis de nous dégager ta responsabilité qui reste entière.
Marie-Anne
Annotation Jean de LangautierTa seconde lettre n’ajoute rien à la première, elle est seulement, et bien inutilement, plus malhonnête ; les invectives ne sont pas des raisons, elles sont, d’ordinaires, les arguments des mauvaises causes, et elles deviennent des lâchetés, lorsqu’elles s’adressent à des gens tenus au silence ; quant on ne comprend pas ce dont on parle, le mieux serait de se taire. Puisque tu n’as pas eu l’esprit assez clairvoyant pour lire entre les lignes, ni comprendre à demi-mot ce qu’on ne peut dire clairement, il n’y a qu’à laisser tout tomber froidement, et, au surplus, cela vaudra peut-être mieux pour la mémoire de ton père.
Je ne veux cependant pas laisser passer, sans la relever, une assertion ridicule que je trouve dans tes deux lettres, et qui consiste à affirmer que le fait d’avoir donné des soins à ton père pendant 40 ans me créait des obligations envers lui ! Mais c’est le monde renversé, cela !
C’est lui et non pas moi, qui, de ce fait, contractait une obligation ! Ce propos ne serait que puéril, mais il prend les allures d’une bouffonnerie épique, lorsqu’on ajoute que ces soins lui ont été donnés avec un complet désintéressement, et que sa reconnaissance ne se manifestait guère qu’en me demandant journellement de nouveaux services ; c’est, d’ailleurs, la doctrine que tu exposes avec un cynisme naïf, par tradition sans doute.
Aussi, son égoïsme tranquille et son dénuement de sens moral (dont je n’ai pas été seul à ressentir les effets, tu dois le savoir mieux que personne !), masqués sous une bonhommie apparente qui trompait bien des gens, n’avaient-ils depuis longtemps éloigné et tout à fait désintéressé de lui ; on ne récolte guère que ce qu’on a semé.
Tu me dis aussi, qu’à maintes reprises, ton père avait pris ma défense ; voilà un service dont je me serais bien passé !
Je le savais, mais je n’ai pu lui en savoir aucun gré, n’en ayant nul besoin, et ne l’ayant aucunement chargé de ce soin ; il a bien perdu son temps, car je n’ai jamais prêté la moindre attention à tous les ragots des commères et de l’hypocrisie mondaine. L’intention était peut-être bonne, mais, venant d’un homme qui, de notoriété publique, pratiquait si peu la vertu, ce soi-disant service ressemblait un frère au célèbre pavé de l’ours de la fable.
La véritable cause du débinage en règle dont j’ai été, et dont je suis encore l’objet dans toutes vos boîtes à cancans, c’est que, épris d’indépendance et de liberté, j’ai, dès après la mort d’Alice, pris le parti de liquider peu à peu tout un lot de relations auxquelles je ne trouvais aucun agrément, pour me consacrer exclusivement à la vie de recueillement et de travail qui a fait, et qui fait encore ma joie et mon bonheur, vie en rapport avec mes goûts et mes ressources matérielles.
Voilà ce qu’on ne me pardonne pas. J’ai donc bon espoir, que, comme toutes celles qui l’ont précédée et qui étaient moins tapageuses, ta… ira tomber dans un apaisant oubli.
Ainsi soit-il !
Henri
Cette lettre rédigée dans des termes qui ne conviennent pas d’un homme à une femme est restée sans réponse car elle n’apportait aucun fait nouveau.
Émile Leduc Annotation Jean de Langautier
Où nous avons la mesure du 1m88 de Fernand que nous retrouverons par la suite chez Gilbert et les garçons Langautier.