Nous savons
9 septembre 1870
Chère madame,
Caroline est partie hier pour Grenoble chez son frère, nous avons établi la popotte chez vous, chacun apporte à la masse. M. Midorge est parti cette nuit pour avec Gilain porter son seigle chez Gustave ainsi que les glaces, ils seront ici ce soir à 7 heures. Ce matin, Dubirand arrive reconduire deux enfants à la nourrice qui était venue s'établir chez eux avec quatre enfants. La garde nationale ici dans le même état, la plupart proposent de rendre les fusils et de se sauver sur Paris. Pas de nouvelles de la marche des Prussiens, viendront-ils par ici ? On n'en sait rien, nous, nous attendons patiemment et suivrons l’exemple des autres, s'ils s'en vont nous tâcherons d’en faire autant.
Vous concevez que nous ne sommes pas d’une gaité folle quand nous nous retrouvons à l’heure du repas, mais c'est un grand soulagement pour nous tous de vous savoir en sureté. Nous sommes bien plus libres de nos actions s'il nous fallait nous mettre en route. Marie est partie ce soir pour Toulouse avec ses enfants, son mari pas blessé mais prisonnier à Sedan, les Ausseur sont partis hier pour Belgique dit-on, ils ont laissé maison en garde à un meunier. Je ne sais lequel, je crois l’ancien lieutenant d’Alfroy. J'écris aujourd’hui ne sachant si les lettres vous parviendront plus tard mais n'ayez pas d’inquiétude pour nous, nous nous en tirerons de façon ou d’autre. La maison Jouet est fermée depuis hier à ce que m'écrit Couderc. Nous avons hier mangé le faisan argenté rôti, mais dur comme tout, aujourd’hui une poule, demain
Samedi, 10 septembre 1870
C'est aujourd’hui à M. Midorge d’écrire car, chacun, nous devons écrire à notre tour tant que la poste marchera, mais Midorge part encore cette nuit pour Paris porter du grain chez Gustave, il sera fatigué demain soir en arrivant. Je prends sa place ? Aujourd’hui, samedi, nous sommes allés à Melun, Alfroy, Midorge, moi et… qui allait chercher fusils et cartouches pour la garde nationale dont Marité est décidément chef et grand… Melun est animé par la présence d’un régiment de dragons formés par les dépôts des différents régiments de cavalerie et sous les ordres du lieutenant-colonel Paterson, un frère de…, fils du roi Gérôme et d’une américaine, homme de 40 ans, blond, très beau garçon ma foi, mais tout cela avec des uniformes des toutes façons.
En plus, 1 200 francs-tireurs venaient de Paris, arrivés par chemin de fer à trois heures du matin et logés chez le bourgeois qu'il a fallu réveiller à cette heure matinale et qui les ont pris au premier abord pour des uhlans. Ils restent, je crois, 24 heures à Melun avant d’aller plus loin et ne sachant que faire de leur temps, ils parcourent la ville à la chasse des écriteaux de notaires et avoués aux armes impériales et les détruisent. Ils feraient mieux, je pense, de courir aux prussiens, plutôt que de s'acharner à ces loques qui n'ont plus aucune valeur. Enfin, Alfroy dans le ravissement, il a reçu de Sallain pour son ami. Le nouveau préfet, charmant garçon parait-il mais qui ignore parfaitement les mœurs du département y ayant été complétement étranger jusqu'alors.
Il a donc été lui faire visite et lui demander un petit service pour M. Laveaux, le service n'a pas pu lui être rendu mais il a été enchanté de l’accueil.
On ne sait rien de la marche de l’armée prussienne, on prétend qu'ils viendraient par Meaux, nous en serions donc privés sur notre route d’ici à quelques temps. Caroline n'a pas pu partir pour Grenoble, chemin intercepté du côté de Dijon ou Macon, elle n'est encore à Paris et se décidera peut-être à aller rejoindre Maris à Toulouse. J'apprends cela par Calo qui vient aujourd’hui mettre le vin de ses maîtres en sureté. Il doit m'envoyer de suite la nouvelle adresse de ses maîtres, j'en ferai part aussitôt que je la saurais.
L’harmonie est parfaite dans la popotte depuis votre départ, plus barre dans l’estomac, je dévore. Mouches pas content, soupe à la poule, canards et poulets et légumes, pêches tombent comme grêle, mon cheval toujours en réquisition pour Indret ou Maritz, aller chercher armes, cartouches, parler au préfet, etc… pays tranquille, pas de chantes, cachettes sur cachettes, il ne reste plus rien dans les maisons. Pouteau nous a offert deux chambres chez lui en cas de besoin. Quant à aller vous rejoindre, bien difficile, mais vous êtes en sureté, restez-y et si la poste ne marche plus, ne vous inquiétez pas de nous, nous saurons bien nous mettre à l’abri. Si le polisson qui a amené Fernand décroche une barque est encore au Tréport, défense de le fréquenter.
Nous vous embrassons tous.
Charles
13 septembre 1870,
Mes chers amis, cette lettre vous parviendra-t-elle ? Nous sommes cernés de tous côtés, les prussiens s'avancent par Melun, peut-être entrerons-t-ils demain ou cette nuit ; tous les ponts sur la Seine sont coupés, la forêt de Sénart couverte de tranchées, nous attendons patiemment notre sort et qui sait, il y a peut-être encore de beaux jours pour la France. Ce soir, réunion des débris du conseil municipal et des officiers de la garde nationale pour savoir si on a ou non l’intention de se défendre et en cas contraire, mettre les fusils en lieu sûr. Le maire parti, Vaury donne chevaux et voitures aux femmes qui veulent quitter le pays.
La gare de Lieusaint est crénelée, mais où sont les soldats pour la défendre. On dit au reste que c'est à Bercy qu'on coupera la voie. Jusqu'à présent et nous en arrivons, les trains vont et reviennent. Nous sommes allés inviter Maujaud à diner ce soir avec nous. Nous avons eu un gigot hier, les mobiles chassaient dans la plaine, deux sont passés par Lieusaint avec deux lièvres et une poule sur le dos, arrivés devant l’église, ils ont décroché un pigeon qui était sur le toit. Caroline n'est pas partie pour Toulouse, ni Grenoble, et est à ce qu'il parait attendant des jours meilleurs. Pierre est toujours avec moi et très convenable. Si tout le monde déserte le pays, nous ferons comme tout le monde.
Voici l’adresse de madame Renée Carié à Londres : Dieudones hôtel, 11 Ryder street, Saint-James Pall-mall. Madame Grouches m'a écrit mais je ne lui réponds pas, ne sachant pas où est situé son village. Elle demande de vos nouvelles et l’adresse de Mme Carié. Faites la lui passer, elle dit qu'on est très tranquille dans son village, mais vous êtes bien, rester-y et s'il survenait des Prussiens, M. Arnoult vous conduirait dans les terres du côté de Menival. J'ai envoyé il y a huit jours la lettre à Mme Fremyn. Si nous nous replions n'importe où, nous emmènerons la bonne qui semble une excellente créature, mais elle a une peur atroce, elle a pris hier les gendarmes pour les Hulans.
Nous vous embrassons tous, mais compliments à la famille Arnoult que nous remercions de la bonne hospitalité qu'ils vous ont offert.
J'écris parce que M. Midorge est encore à Paris pour ses denrées. J'ai peur qu'il n'ait pas le temps de le faire. Mme Mingaud était encore hier à la gare, elle n'est pas allée à Tours, elle est à Paris. Tous les employés ont reçu l’ordre de faire leurs paquets, on les renvoie au premier signal en Bourgogne.
Vous me direz qu'on s'habitue à tout, nous prenons notre position en vrais philosophes et nous sommes peut-être les seuls qui ayons du calme.
Charles
16 septembre 1870
Nous sommes en plein Prussiens, ils sont à Combs-la-Ville, à Melun, mais ils ne font pas de mal, n'ayez pas peur pour nous. Vaury est à la tête du conseil et nous le secondons de tout notre zèle. M. Mingaud part pour Paris et espère pouvoir y prendre et vous faire parvenir cette lettre car ici, et nulle part dans les environs, la poste ne marche plus. Soyez sans inquiétude sur notre sort, nous allons tous bien.
Charles
pour petits détachements niais ne font pas de mal, au premier danger, nous sommes prêts à nous réfugier dans les bois. Ne bougez pas d’où vous êtes, quand même ils y viendraient, ce serait pour ramener des vaches, grains et maïs, ils ne s'adressent pas aux personnes sinon à celles étrangères au pays. C'est une ruine complète pour nos… mais bien heureux si on peut s'en tirer la vie sauve. Ecrivez à M. Midorge au château de Fleury, le facteur, quoique bien irrégulier marche encore. M. Midorge va bien.
Il est retourné aujourd’hui à Lieusaint pour voir dans quel état est la ferme et si on peut travailler.
Nous vous embrassons tous
Charles Gaugiran