Tonton Marcel, pince sans rire tu savais toujours trouver le ton pour t'adresser aux enfants.
La tradition familiale raconte que tu avais fait la guerre de 14 du premier au dernier jour en première ligne.
Tu n'en n'as pas beaucoup parlé et nous n'avons à ce jour pas grand-chose de plus à en raconter.
Heureusement pour nous, tu avais, de temps en temps, griffonné sur une feuille de papier ou une carte quelques mots pour tes parents.
Les voici.
Hubert, 2018
Fils d’Henriette et Marcel, Jacques fut le cousin germain adoré de Bernard Paloque.
Jacques était représentant en papier pour les entreprises dont les marchés augmentèrent très significativement avec l’arrivée de l’informatique.
Faux célibataire, il a vécu une partie de sa vie avec Gisèle que Bernard connaissait mais qu'il n'a présenté ni à sa famille ni au groupe d’ami de Lodève.
Il fut emporté jeune par un cancer.
Je l'ai un peu connu peu avant sa disparition alors que j'arrivais à Paris. C'était une personne fort sympathique qui fit un bon accueil au jeune ménage que nous étions.
Chers Parents,
Mobilisation déclarée, nous partons le 6e jour de la mobilisation, c.a.d. vendredi
Mon adresse : Marcel Rouis, sous-Lieutenant de réserve au 252e Bataillon, 23e compagnie, 128e brigade, 64e division.
Je pars content si je sais que vous n'êtes pas inquiets sur mon compte, à quoi bon se désoler. Il y en a beaucoup dans de plus mauvaises conditions que moi, la chose eut été encore plus désagréable dans six mois que maintenant. J'ai mon révolver, j'attends mon sabre. Quand j'aurais liquidé mes affaires avec le Bon Dieu, je pourrai partir d’un cœur léger.
Je viens de recevoir la carte de Papa, je ne songeais plus à m'en aller.
Je vous embrasse.
Marcel
Ecrite au crayon noir sur demi-page pliée en deux
Chers Parents,
Retour hier soir des avant-postes, nous prenons 1-2 jours de repos à Cercueil, j'en profite pour vous donner nouvelles à la hâte. Reçu tous les envois de maman. Dirigés de Gap sur Chames ou débarqués, puis Bayon, Blainville et environ de Nancy où paraissons devoir rester encore quelques temps. Spectacle de la guerre pas très ragoutant au début me laissant insensible maintenant, musique des obus et balles connue nous laisse indifférents tant que tombe pas dessus.
Acheté imperméable et beaucoup de linge et chocolat à Nancy. Dans cartons verts sur rayons cheminée doivent se trouver cartes de la région (provenance Saint-Dié). Pourrez y suivre mes déplacements, dictionnaire de communes vous servira aussi.
Système correspondance par cartes ouvertes : point sous les lettres constituant les mots significatifs. Comprenez-vous ? Si oui dite le moi ! J'écris tous les jours ou presque. Vos lettres m’arrivent par intermittence et plusieurs à la fois, me font le plus grand plaisir. Ais ici chambre où puis déballer à l’aise ma cantine. Village assez abimé par les obus. Traversé hier Réméréville bombardé et brûlé. 322xxx inconnu de moi
Pas attention si charabia mais très pressé, à plus tard les devoirs de style. Que de Toul ! Travaux de lessive.
Embrasse énormément
Marcel
Ecrite au crayon noir sur demi-page pliée en deux
Chers parents
De repos aujourd’hui à Cercueil village éloigné de 10 km de Nancy. Je vous ai écrit ce matin une carte et une lettre à la hâte afin de ne pas manquer le départ du vaguemestre. Maintenant que j'ai du temps devant moi, je puis vous donner plus précisément de mes nouvelles.
De Gap nous fûmes dirigés sur Charmes, là un ordre nouveau nous parvint en gare et nous fit débarquer quelques km plus loin, à Bayon. De là, nous allâmes à Saffais, Charmois, Haussonville, Blainville-sur-l’Eau, etc… villages de la région où nous fîmes des séjours d’une durée variée. Actuellement jusqu'à nouvel ordre nous faisons partie de la défense avancée de Nancy ; à ce titre nous avons séjourné une huitaine au Château de Romemont à Buissoncourt que nous avons quitté pour avancer vers l’Est à suite des combats de Champenoux auxquels certains éléments du 252 ont pris une part assez active. Ma compagnie n'a encore pris part à encore aucun engagement mais nous avons trois blessés graves par les obus. Nous prenons par roulement avec les autres compagnie les avant-postes vers Erbéviller-sur-Amezule et Bezange-la-Grande. L’ennemi est arrivé assez près de Nancy, il tirait sur la ville par-dessus nos têtes, les dégâts ne sont pas considérables. C'est un bombardement d’intimidation sans portée militaire. Les pertes sont assez sérieuses des deux côtés mais beaucoup plus élevées chez eux que chez nous. Notre artillerie est vraiment merveilleuse, la leur est assez piètre, ils tirent à tort et à travers. On n'a pas encore ramassé tous les morts et certains coins sont intenables vu l’abondance de la charogne humaine. Je fume pas mal de cigarettes pour ne pas subir cette horrible odeur, la vue n'en est d’ailleurs pas plus agréable que l’odeur.
Nous avons eu ces jours-ci et aujourd’hui en particulier, l’occasion de nous réapprovisionner à Nancy ce qui est encore difficile malgré la proximité de la ville. C'est ainsi que j'ai acquis un beau manteau caoutchouté. J'attends pour ce soir un jersey, une chemise flanelle, caleçon laine, flanelle, avec tout ce que maman m'a envoyé je serais bien monté. Malheureusement ma cantine ne peut suivre que de loin (je ne l’ai eu que trois fois à ma disposition depuis Gap) et il y a une limite au poids des sacs. C'est pour cela que les petits paquets par la poste ont toujours été les bienvenus.
Depuis quelques jours, il pleut, nous sommes dans la boue et les tranchées se remplissent d’eau. On en sort dans un état innommable. Si cette température est favorable aux rhumatismes, elle nous protège un peu contre les épidémies que provoquerait la chaleur hâtant la décomposition des cadavres. Nous avons encore peu de malades mais cela ne durera pas longtemps.
L’état d’esprit de nos hommes n'a rien d’extraordinaire, je crois à quelques exception près, qu'ils marcheront toujours bien au feu et à la baïonnette mais il manque beaucoup de la force morale qu'il faut pour subir des privations ou pour attendre sous la pluie l’ennemi ; ils sont aussi beaucoup trop portés à la critique et n'exécutent bien que des ordres qu'ils approuvent alors qu'ils sont absolument incapables de les apprécier. Enfin, beaucoup ont le cafard. Tout cela n'a d’ailleurs rien de surprenant chez des réservistes.
Mes rapports avec mon capitane sont plutôt froids, c'est un égoïste têtu et de peu de capacités, nous n'avons pas d’autres relation que celles de service ; cette situation qui ne pourrait durer en temps de paix n'a rien de gênant en ce moment. J'ai à ma section deux sergents réservistes lyonnais d’origine, d’excellente famille et très bien élevés ; je suis dans les meilleurs termes avec le lieutenant Bède encore moins familier que moi avec le capitaine.
Nous recevons de temps à autre quelques journaux, parfois le bulletin des armées de la République mais toujours avec un retard considérable.
Vous me direz si cette lettre vous est parvenue. Je vous écris presque tous les jours mais le vaguemestre faisant souvent défaut il m'arrive de lui remettre ensemble des cartes écrites des jours différents.
Les noms de village que je vous cite ne vous disent peut être pas grand-chose, le dictionnaire des communes vous fixera, ou un guide ou peut-être des cartes rapportées de Saint-Dié et qui se trouvent sans doute dans un des cartons verts surmontant les rayons Darrail.
Encore une fois adressez-moi concurremment aux cartes qui ne renferment nécessairement que des banalités des lettres qui arrivent presque aussi vite et me font beaucoup plus de plaisir.
Je vous embrasse
Marcel
Ecrite au crayon noir sur papier quadrillé plié en deux
Chers parents
C'est encore des tranchées que je vous écris, la plupart du temps le jour où y a si peu à faire, que si l’on ne dort ou ne mange, on écrit. Nous avons délaissé pour une fois notre emplacement habituel, une attaque ayant été projetée par nous, on nous a placé au sud de Seicheprey où nous attendons.
La tranchée que nous occupons est ancienne, faite d’abord par les Allemands, elle a été, ceux-ci retirés, aménagée par nous contre eux ; elle est bien pourvue en planches et paille dont nous avons fait des abris solides.
J'ai trouvé près de Mandres un fusil allemand en excellent état, je m'en suis emparé, l’ai déposé au convoi après en avoir retiré la culasse et le chien qui sont dans ma cantine, mais le tout reviendra-t-il jamais à Montélimar ?
Les Boches étant sortis, avant hier dans la nuit, de leur expectative, ont essayé une attaque contre les nôtres, ils ont été repoussés avec assez de pertes parait-il, mais nous n'avons pas avancé. C'est pour ne pas demeurer en reste que l’on avait projeté pour aujourd’hui une attaque, non encore réalisée. D’ailleurs, je crois que dans l’ensemble, en ce qui concerne notre secteur, le plan est, pour le moment, de se tenir sur la défensive et de forcer l’ennemi à reculer en le menaçant sur ses flancs, c.a.d. vers les côtes de Meuse vers Saint-Mihiel.
On dit ici que nous avons repris Lille et que l’Allemagne a déclaré la guerre à la Hollande.
Nous avons reçu hier les nouvelles les plus fraiches par le bulletin des armées du 14 octobre.
J'ai reçu hier un paquet contenant 2 polos, journaux, 1 boite de conserve (dont j'apprécie la bonne marque) et les cachets bismuth.
On a obtenu, non sans peine, d’envoyer à Nancy une voiture pour ravitailler la compagnie. J'ai commandé personnellement quelques comestibles, je ne sais si on me les apportera.
Le corps d’armée dont nous faisons partie est le 31e corps, son quartier général est toujours à Boucq ; nous sommes toujours dans le même secteur : Mandres-aux-Quatre-Tours, Beaumont, Richecourt, Lahayville, Saint-Baussant.
Aujourd’hui temps couvert, petite pluie parfois ; si extrêmement désagréable il a l’avantage de gêner le réglage du tir de l’artillerie lourde allemande dont les saucisses ( ballons captifs de cette forme) ne peuvent observer.
J'ai pénétré dans le village de Mandres, qui intact à notre arrivée, est maintenant bombardé et détruit presque en entier. Que de belles plaques de cheminées armoriées j'ai vu et destinées à se casser, que de meubles lorrains laissés à toutes les intempéries. Mais on ne peut emporter tout cela sur le sac et d’ailleurs les habitants ayant fui, il serait difficile de les trouver pour s'arranger avec eux., quoique certains, imitant les Boches, se soient passés de tout arrangement pour mettre dans leur sac de l’argenterie ou autres choses de valeur, véritable pillage sévèrement puni lorsqu'on les pince.
Les dernières nouvelles de vous qui soient parvenues datent du 15 / lettre d’Yvonne.
Nous sommes un des rares régiments de la région dont le service postal fonctionne avec régularité ; nous sommes trop gâtés, le jour où se produira une anicroche nous souffrirons davantage.
je vous embrasse
Mes lettres écrites au fil de la plume doivent être assez biscornues dans les mots et les idées. J'espère qu'elles sont toujours compréhensibles. La présente ne sera remise au vaguemestre que dans deux jours sans doute. Je marque parfois au crayon sur l’enveloppe la date de cette remise.
Marcel
Ecrit au crayon à papier sur une page quadrillée pliée en deux
Chers Parents,
Aujourd’hui repos dans nos tranchées près de Mandres ; nous repartons ce soir pour les avant-postes prendre le frais pendant 48 heures.
Je viens de la messe à Mandres, l’église était pleine (de soldats car il ne reste plus un seul habitant) on a chanté, les burettes étaient constituées par une bouteille et un flacon d’alcool de menthe.
J’ai reçu hier un petit paquet contenant plusieurs journaux. Merci beaucoup. Je le garde avec soin pour me distraire aux avants postes.
Avant hier, la compagnie a fait son premier prisonnier, un déserteur alsacien de la garde prussienne, un garçon à l’air intelligent que nous avons longuement interrogé. Les troupes occupant les tranchées en avant des nôtres sont uniquement composées de réservistes, d’après lui ils ne demandent qu’à rester tranquille et ne paraissent pas vouloir attaquer. Nous avons été très surpris de l’apparition devant nos tranchées du déserteur, cela servira de leçon à nos hommes dont la vigilance n’est pas excessive et qui n’avait pas encore vu de Boche vivant.
Je suis très occupé à faire construire à Mandres des abris contre le bombardement car nous irons désormais y cantonner. Ce sera d’ailleurs un coin assez dangereux, la moitié du village étant brûlé, ce qui reste est un nid à obus. En visitant notre secteur du village, j’ai trouvé les restes calcinés de soldats du 339, je les fais ensevelir.
Le lieutenant Tournaire vient d’être nommé capitaine, il reste à la compagnie. Je suis très heureux que vous ayez vu Bède, je lui avais recommandé de vous rendre visite. C’est un très brave garçon, quoique pas très militaire, mais je crains bien de ne pas le revoir car il a très peu de chance de revenir au régiment.
Aujourd’hui encore, journée superbe. Nous prenons le soleil sur le toit de nos cahuttes taupinières.
Le service postal est de moins en moins régulier. Je n’ai pas eu de lettres depuis 15 jours. Envoyez-moi encore des journaux : Temps, Matin, Marseillaise et pas du même jour et les plus intéressants. Comme je trouve inutile de charrier tant de numéraire, il est probable que je vais souscrire quelques bons de la défense nationale que je vous ferai parvenir. Je suis bien loin de dépenser ma solde.
Nous avons envoyé un courrier à Nancy, il n’a pu exécuter qu’une partie de mes commissions, m’a rapporté 3 kg de chocolat dont je fais une grande consommation et je ne suis pas le seul. Dans un de vos envois, mettez un peigne, avec étui. Il paraît que les Russes ont battu les Allemands près Varsovie.
Je n’ai encore reçu ni culottes ni godillots, ni aucun autre paquet que je ne vous ai annoncé.
Je vous embrasse
Marcel
Ecrit au crayon à papier sur une page de petit format pliée en deux
Chers Parents,
Nous avons pris l’avant dernière nuit le service des avants postes, nous le quitterons la nuit prochaine. Nous avons eu hier une pluie assez abondante qui a cessé aujourd’hui. Avant-hier on m’a remis, au moment où j’allais prendre le service, un paquet expédié par Merlin, je présume que ce sont les culottes, je l’ouvrirai demain et vous dirai s’il me satisfait. Les souliers ne me sont pas encore parvenus, le paquet les contenant était-il recommandé ?
La vie dans les tranchées ne change guère, peu à peu on nous envoie des accessoires utiles : fil de fer, papier goudronné, fusées éclairantes ( que les Allemands nous prodiguent, nous pourrons enfin leur répondre).
On m’a remis ce matin la lettre de maman du 19 (qui me parvient ainsi après celle du 21). Elle me raconte la visite de Bède. L’avez-vous revu à son passage vers Montélimar ? Je ne tiendrais guère à être à sa place, il doit être dur de repartir après avoir gouté si peu de temps les charmes du chez soi, le « cafard » contre lequel nous commençons à être endurcis est un terrible ennemi. J’espère que Bède ne vous a pas effrayé par des histoires de brigands d’ailleurs peu dans son caractère. J’ai tout lieu d’être confiant après être sorti indemne de certaines journées où pas mal sont restés ; j’en ai rapporté comme souvenirs plusieurs éclats d’obus : un gros, comme une noix, s’était logé dans mon sac, abimant tout mon linge et déchiquetant mes cachets de bismuth ; il eut le bon esprit de s’arrêter à la toile du fond mais sans mon sac je crois que j’étais « frit » – un autre de la grosseur d’un petit plomb dans la paume de la main – un troisième de même taille dans le genou gauche. Ces deux derniers restèrent à la surface des chairs et je les prenais pour des ecchymoses faites par la marche rampante quand après 15 jours, visitant les petites plaies avec une épingle, je les retirai ; le tout est maintenant cicatrisé sans aucune intervention médicale.
Depuis quelques temps, les obus sont plus rares. On dirait que les Boches ménagent leurs munitions.
André travaille-t-il ? Les lettres de lui me sont plutôt rares.
Melle Yvonne se rend sans doute utile à l’agriculture. Si cela continue elle pourra prendre ses inscriptions à la faculté de médecine. Connaît-elle le chocolat Stanislas ? Il est fameux.
Le temps humide a fait sortir de leurs trous quantité de petits crapauds qui circulent dans les tranchées et il n’est pas rare d’en trouver la nuit égarés dans nos couvertures, voilà un agrément que T. Renée ne nous enviera pas !
Quand finira cette guerre ? malgré notre vaillance nous n’envisageons pas sans de petits frissons les tranchées d’hiver, décidés bien entendu à balayer si possible avant l’année prochaine les hordes Teutonnes (Petit Parisien).
J’ai vu, reproduites dans des journaux des lettres de troupiers probablement très amplifiées. je n’ai pas besoin de vous recommander de laisser les miennes dans une discrète obscurité, elles n’ont d’ailleurs pas d’intérêt pour des étrangers.
Le bonnet de laine n°2 et le cache nez font maintenant partie de ma tenue, de jour comme de nuit. Et je ne suis pas le seul échantillon de ce genre.
Avez-vous étudié la question casquette cuir ou peau ?
Il y a un mois que nous sommes dans le même secteur. Devons-nous y rester encore longtemps ? Je ne sais.
Nous aménageons au moyen d’accessoires empruntés aux maisons bombardées de Mandres, notre taupinière des avants postes, elle comprend : glace, lanterne (- 1 vitre), natte, plusieurs sacs, les 3 mousquetaires, de vieux journaux, le 1er volume d’un dictionnaire des arts et métiers (1773), revu et mis en ordre par M. l’abbé Jaubert, Paris Didot.
Je finis aujourd’hui ma confiture. Sur cette grave nouvelle, je vous embrasse.
Marcel
Dites-moi si vous avez reçu les trois longues lettres que je vous ai écrites la semaine dernière. Désormais, je vais numéroter toutes les lettres ou cartes pour que vous puissiez voir s’il en reste en route. Celle-ci est le n°1. Le lieutenant Tournaire vient de passer capitaine. On dit qu’il y a une invasion de poux aux 5e bataillon, voilà une occupation pour les séjours dans les tranchées.
Marcel
Chers parents
J'espère que vous ne vous êtes pas trop inquiétés du manque de nouvelles ces jours-ci ; je vous ai adressé il y a deux jours une brève carte d’Hamonville , c'est tout ce que j'ai eu le loisir de faire. Aujourd’hui au repos dans la même localité, ayant du temps, je vais tâcher de vous dédommager de mon long silence. Et quoique cela ne me soit pas difficile, j'ai cependant un scrupule, je ne voudrais pas que maman trouve dans ce que je pourrais vous raconter, un nouveau sujet d’alarmes ou d’énervement, tout cela est passé et il est à prévoir que notre vie va reprendre sa monotonie d’antan.
Nous sommes en effet sortis ces jours derniers de notre marasme, étant à Ménil le 11 dernier, nous reçûmes l’ordre d’aller attaquer les positions boches du bois de Remières indispensables à posséder pour attaquer le bois de la Sonnard, point d’appui important. L’attaque était menée par le 286e en première ligne, le 252e en deuxième appuyés de nombreuses mitrailleuses et d’une artillerie puissante. Ma compagnie prit position au petit jour au nord du bois de Remières, mais les abris prévus pour nous n'existaient que sur le papier, nous voilà donc dans un terrain absolument découvert et très marécageux, à la hâte nous creusons nos trous et nous nous enfouissons le plus vite possible.
Malheureusement le travail fut commencé trop tard, les Boches surent nous repérer tout à l’aise, aussi fut-ce au-dessus de nous une belle musique quand notre artillerie commença l’attaque. Nous formions une cible toute désignée pour la riposte placée comme nous l’étions entre deux cornes allongées du bois de Remières. Le bombardement fut d’une violence inouïe, accrue encore par la présence dans notre voisinage de deux pièces de 65 ; toute la journée, l’artillerie s'acharna sur nos deux compagnie (23e et 24e). Nos trous profonds de 0,50 au plus s'étaient rapidement remplis d’eau, nous étions dans l’eau jusqu'à la ceinture et impossible de le vider.
Pour comble d’agrément, lorsque l’infanterie commença l’attaque toutes les balles Boches qui ne s'arrêtaient pas sur la première ligne venaient passer au-dessus de nos têtes. Le 286e d’ailleurs ne remporta aucun avantage, la compagnie qui était devant nous s'étant portés à l’assaut fut prisonnière presque en entier. Si bien que lorsque nous reçûmes l’ordre de nous porter en avant, prendre sa place (ordre bienvenu car s'il nous mettait en face de l’infanterie, il nous écartait de la zone des obus et des shrapnels), il n'y avait plus dans les tranchées que le colonel du 286e, le drapeau et quelques hommes. Si les Boches avaient du "culot" ils s'emparaient de notre première ligne et nous étions frits.
Heureusement ils se bornèrent à nous canarder, n'avancèrent pas nous laissant ainsi le temps de bien nous organiser. Nous apprîmes le soir par un prisonnier qui fit le mort que les officiers Boches voulurent nous donner l’assaut à leur tour mais que leurs hommes refusèrent de quitter la tranchée.
La nuit cependant ils parurent tenter une contre-attaque, arrêtée par notre feu très violent. Le 13 au matin, le 167e vint nous renforcer et essaya de reprendre l’attaque, il se fit abimer sans résultat.
Nous fûmes relevés dans la nuit du 13 au 14, fourbus, trempés, gelés, nous n'avions pas dormis de 48 heures et presque pas mangés (on est si énervés que l’on n'a guère faim).
Nous passâmes la journée du 14 à Hamonville, repartant le soir même pour les avant-postes dont nous sommes rentrés ce matin.
Les deux journées que je vous raconte comptent parmi les plus pénibles depuis le début de la guerre, quoiqu'on ne tienne pas à les revoir, on se sent plus homme quand on est passé par là.
On nous disait que les Boches n'avaient ni artillerie ni mitrailleuses, quelle surprise ! Si nos pertes assez sensibles ne furent pas aussi grandes qu'on pourrait le croire, on sort de là absolument abrutis et démoralisés. Cela tient d’ailleurs beaucoup à l’état du terrain et du temps. Je vous parlais plus haut des trous où nous étions assis dans l’eau, les tranchées de première ligne étant plus profondes, l’eau ne nous arrivait qu'aux genoux et en se tenant debout on avait le derrière au sec, mais il ne faisait pas chaud et nous grelotions de tous nos membres et dans quel état ! Recouverts d’une carapace de boue de la tête au pied, absolument ignobles, la couleur de nos effets ne se distinguaient plus et nous ressemblions de loin à des Boches, voilà la solution de l’uniforme invisible
Le bilan de ces deux journées est plutôt mauvais pour le régiment, les compagnies qui ont poussé la charge sont sérieusement abîmées. Le commandant du 5e bataillon a été tué, le colonel fut 42e, il ne reste plus que 2 capitaines au régiment, chacun commande un bataillon, les compagnies sont commandées par des sous-lieutenants dont votre serviteur. Mais le plus regrettable est que toute cet insuccès, très partiel et bien compensé par une avance notable à notre droite, a mis les hommes à plat au point vue moral, le nombre des malades a beaucoup augmenté et cela se comprend vu notre séjour dans l’eau. Pour moi, je m'en suis tiré sans une égratignure et le moindre malaise – je me suis enrhumé de nouveau la nuit dernière pour avoir couché sans bonnet de coton ! Il est vrai que c'était dans une tranchée.
Je commande à Merlin par le même courrier vareuse et culottes bleues, mes effets étant très esquintés. Mon nouvelle ordonnance racle ma capote à la brosse en chiendent mais sans résultat. Je crois qu'elle restera toujours couleur terre, j' ai en effet remplacé Meyer , ces... là m'a abandonné au cours du combat sous prétexte d’aller accompagner un blessé, depuis on a plus de ses nouvelles : je crois qqu'ilse trouvait avec son blessé parangon dans le poste de secours lorsqu'un obus y est tombé faisant 28 victimes. Son remplaçant m'a l’air très sérieux.
J'ai reçu ce matin colis, saucisson, journaux, pellicules, peigne, vaseline. Merci. Des chaussures point. Mes gants laines commencent à s'user, envoyer une autre paire. Si je ne craignais d’abuser de votre inépuisable bonté je vous demanderais à essayer du caleçon en caoutchouc déjà proposé par maman, il me serait je crois utile pour ma vie semi-aquatique.
On m'a informé que lettres et paquets seront dorénavant libellé : M. Rouis, sous-lieutenant, 23e compagnie, 6 bataillon, 64e division de réserve, 128e brigade, secteur postal n°120 et non plus Bureau central militaire de Paris mais je crois que le service par Montélimar continue à fonctionner et jusqu'à nouvel avis continuer ainsi.
Je vous embrasse
Marcel
Carte postale "Ce qu'il reste de nos villages de Woëvre" représente une rue aux grosses maison aux 3/4 détruites.
Vais bien.
Reçu ce matin boite poulet règlement jaune et produits photographiques, merci
Vous embrasse
Marcel
Carte postale illustrée Euville La maison commune
Chers parents
Rien de nouveau, si ce n'est un spécimen de l’architecture du village qui possède de très riches carrières de pierre qui font sa prospérité.
Je vous embrasse
Marcel
Carte postale illustrée Commercy rue bas de la Place
Chers parents
Rien de nouveau ici. Reçu hier une carte postale de Rey m'informant que son frère Charles est au S.P. 120 du 266e. Nous sommes voisins, je tâcherai de le rencontrer. Fait expédier hier un paquet contenant mes hardes d’été, une fusée montée sur roche et diverses cartes dont celle de Nancy qui intéresse je crois papa.
je vous embrasse.
Marcel
Carte postale Froville près Bayon Chateau de l’Epée
Ma chère maman,
La présente carte vous donne un aspect de notre demeure. Les deux croix indiquent ce qui fut notre popote. Ma chambre, au premier étage mais sur la façade principale, n'a pu être indiquée. J'ai perdu hier la paire la paire de petits ciseaux que vous m'aviez envoyé naguère tu seras assez bonne pour me la remplacer encore. Je rougis de la quantité de demande que je vous fais ces jours-ci.
Pas de lettre de vous aujourd’hui. Je vous embrasse bien affectueusement.
Marcel
Carte postale illustrée Epinal le canal et le quai des Bons-Enfants
Je vous embrasse beaucoup xxx et moi sommes venus à Epinal ville morne acheter de l’eau de Cologne et un caleçon.
Marcel
Carte postale illustrée Remiremont l’hôtel du cheval de Bronze
Vous embrasse.
Marcel
Carte postale illustrée Nogent sur Seine l’église Saint-Laurent
Après une demi-nuit à R... me voici à Nogent où parait-il (?) je retrouverai les miens. Pour le moment je n'ai rien vu mais je fais attendre ayant gîte et nourriture à l’hôtel du Cygne de la Croix. Ce matin dans le même train que moi, notre nouveau général, déjà limogé, se dirigeait vers Paris. Le colonel Bruno a disparu, probablement prisonnier (voilà qui va inquiéter la maman Rey). Pour mon petit déjeuner ce matin, absorbé le premier xxx de maxxxx, excellent. Les Américains se soignent bien !
La quantité d’évacués des régions menacées stationnent dans toutes les gares ; spectacle navrant. Vu dans un journal qu'une émission d’obligations Thourson-ouston – n'en achète pas, elles sont émises au pair, ne présentant ainsi aucune bonification certaine et automatique.
Je vous embrasse tous.
Marcel
Carte postale illustrée Villenauxe-la-Grande l’église
Une Fiat à de nombreux chevaux m'a emmené hier soir dans ce nouveau patelin où je n'ai encore rien trouvé. Logé très confortablement chez l’habitant dans une belle chambre Empire. Combien de fois j'ai pesté contre ma valise dont le poids énorme me rend très pénible le moindre déplacement à pied. Je ne suis pas très loin du lieu de stationnement du fils Granier; en d’autres temps je serais peut-être allé lui dire bonjour.
Temps superbe.
Je vous embrasse très fort.
Marcel
Carte postale illustrée Villenauxe-la-Grande Rue de Perrey
Toujours dans le même patelin où j'ai retrouvé quelques camarades dans la même situation que moi. Les prévisions dont je t'avais fait part sur la dissolution possible de mon régiment paraissent devoir se réaliser. Où vais-je émigrer ? Suspend, s'il en temps encore, l’envoi des paquets qui risqueraient de s'égarer.
Les Allemands ont annoncé qu'ils avaient fait 45- 50 000 prisonniers et pris 400 canons ; cela paraît très vraisemblable. C'est un coup très dur ; les quelques détails recueillis auprès d’isolés de retour de la bataille m'ont appris la mort ou la disparition de la plus grande partie de mes camarades.
Temps superbe.
Je vous embrasse bien.
Marcel
Carte postale illustrée Lure Square de la gare
A Lure, ainsi que je t'en avais averti, pour une journée
Vous embrasse
Marcel
Carte de correspondance
Toujours dans le bled pour la fameuse guerre de mouvement. Nous ne dormons pas, nous avons froid et nous " la sautons". Enfin si c'est pour la France... et puis il y a vos paquets et notamment la confiture qui m'ont rendu un fameux service. Mon ordonnance Legris se montre pour moi d’un dévouement extraordinaire, se privant la nuit de sa couverture pour me la donner et veillant à ce que je sois le mieux possible; brave garçon, je lui revaudrai cela. Je reçois régulièrement vos lettres. J'espère que mes rares cartes suffisent à vous rassurer. Envoie-moi par poste mouchoirs et chaussettes et une petite barrette Légion d’honneur se piquant dans le drap (et non se passant dans une petite ganse).
je vous embrasse bien fort.
Marcel