Anna Cômes - Sur une photographie Création octobre 2010


Paysanne

Anna Cômes n’aurait jamais dû léguer sa photographie à ses descendants. « Elle est effrayante », avait dit ma cousine Lillette en la découvrant. De fait, elle n’a pas sa place dans un salon bourgeois. Sous le fichu noir de la paysanne qui dissimule ses cheveux grisâtres, des yeux durs, implacables, dans un visage aux traits ravinés, trahissent toute l’âpreté et la misère du Capcir, à la fin du dix-neuvième siècle, « la belle époque ! », disait avec une colère rentrée, le général Henri Bagnouls, en évoquant à travers quelques anecdotes cruelles, la vie de ses propres ascendants, contemporains d’Anna, à Formiguères.

Pourtant mon arrière-grand-mère – la mère de Gilles Merlat – ne fut certainement ni des plus pauvres, ni des plus malheureuses du village. Sa vie ne fut qu’austère ; mais effroyablement austère.

Les Cômes ne constituaient certes pas une « grande maison » du Capcir – si tant est que cette appellation de sociologue (Assier Andrieux) recouvre une réalité historiquement vérifiable. Ils n’étaient pas riches, mais possédaient cependant quelques biens fonciers : une maison, deux ou trois champs ou prés sur lesquels fut prélevée la modeste dot d’Ann a ; le Prat del Roc, notamment, en bordure de la Lladure auquel ma mère était si fortement attachée !

Son père, Gilles Cômes (6 nivôse an 12–15 juillet 1881, de Jean Cômes et Marie Soubielle), avait épousé successivement deux Anne-Marie Soubielle, la première en 1831 (le 14 juin pour le mariage civil, le 28, pour le mariage religieux) ; la seconde (née le 5 juillet 1811 de Jean- Pierre Soubielle et Catherine Verges) en 1835. Anna naquit du deuxième lit à Formiguères le 17 février 1842, après deux autres enfants qui ne semblent pas avoir survécu (Gilles, 1836-1837 et Marie, née en 1839).

Mariage avec François Merlat

De sa première femme, Gilles avait eu en 1832 un premier fils, Jean mort sans descendance ni alliance, qui parvint cependant à l’âge adulte. Jean avait abandonné le Capcir. J’ai raconté dans « La mémoire des Merlat », l’épisode de la vente en viager à sa sœur de sa part de l’héritage familial et le climat de défiance que cette situation avait engendré.

Les parents d’Anna, (Gilles et Anne-Marie, ne sont pour moi que des noms auxquels je ne peux rattacher aucune image, aucune précision, aucune anecdote susceptible de les faire revivre

L’éducation d’Anna dut se réduire, selon toute vraisemblance, à une instruction religieuse marquée de la rigueur janséniste imposée au xvi siècle par l’évêque d’Alet (diocèse dont dépendait le Capcir), Nicolas Pavillon. Elle convenait parfaitement aux dures réalités climatiques et économiques du pays. Anna croyait et n’abandonna jamais sa foi ; jusqu’à l’article de la mort. Sa fille, Marguerite, risqua alors sa vie, sur ses instances, pour aller, en pleine tempête de neige, quérir le curé des Angles afin qu’il l’administre, car les Merlat étaient brouillés à mort avec le desservant de Formiguères.

Savait-elle lire ? Écrire ? Je n’en ai aucun témoignage, aucune trace. Je pense cependant que oui. Dans le cas contraire, ma mère qui évoquait quelquefois sa mémoire, l’aurait su et me l’aurait dit.

En 1863, à vingt et un ans, Anna épouse, à Formiguères toujours, bien entendu, François Merlat, âgé lui, de trente-neuf ans. Le marié était le fils de Jean Merlat, notaire et maire de Formiguères et de Marguerite Verges. Il venait de revenir en Capcir après un long service militaire de sept ans.

Le contrat de mariage (en date du 9 décembre 1863) fut établi par maître Magdalou, notaire à Quérigut. Un « beau mariage » pour Anna ? À certains égards peut-être : le fils du notaire, un notable ! En fait, elle entrait dans une famille divisée, affaiblie et surtout appauvrie par les frasques de son beau-père.

Je ne sais l’accueil qui lui fut réservé par sa belle-mère qui mourut d’ailleurs dès 1864.

Peut-on parler de déclassement social pour les Merlat ? Pour François ? J’hésite à le faire, compte tenu de l’homogénéité du milieu local et de la pauvreté généralisée qui l’affectait. Mais je crois pouvoir affirmer sans risque de me tromper qu’en tout état de cause, Anna ne connut jamais une existence de femme de notable, même de notable capcinois !

Retour dans le Capcir

Tout d’abord parce qu’elle quitta très vite le pays (en juillet 1864), pour suivre son mari dans les diverses affectations de l’humble carrière qu’il entamait ; ensuite, parce que revenue en Capcir (en 1 ; elle a alors quarante ans), elle en affronta aussitôt les conditions de vie et les contraintes, renouant ainsi avec son enfance.

Entre temps, elle avait mis au monde cinq enfants, Gilles à Perpignan, en 1 ; Caudiés de Fenouillet pour Marguerite et sa sœur morte en bas âge, aux dates peut-être interchangeables. J’ignore où sont nés les deux autres enfants, Marie (future épouse Oudet) et Pierre, tragiquement disparu. Pas d’avantage, je ne peux parler utilement de leur éducation, de la vie de famille que j’imagine cependant bien étroite – je ne dis pas malheureuse.

Les servitudes de la vie paysanne et les rigueurs du Capcir ont- elles marqué son caractère et ses comportements intimes ? Sa dureté, que la photographie révèle sans ménagements, reflétait-elle, au contraire, sa nature profonde ? La réponse varie selon qu’elle émane de Gilles ou de Marguerite.

Pour le fils, tendresse, pitié et affection résument semble-t-il les sentiments qu’il lui porta. Je n’en ai jamais reçu la confidence directe, mais quelques anecdotes fugitives en témoignent, notamment celle de l’aide-ménagère qu’il lui portait en secret pour échapper aux railleries de ses camarades. Comme elle devait être fière de ses succès scolaires, universitaires et, plus tard, de sa réussite sociale et financière !

Avec la fille, c’est une autre chanson. Jeanne Chinaud-Soubielle, sa petite-fille, prétend qu’Anna se montrait dure, méchante, agressive avec sa propre mère et que celle-ci en avait beaucoup souffert dans sa jeunesse. Mais n’était-ce pas l’effet d’une misère partagée, vécue en commun au quotidien ? Et chez Marguerite, en outre, l’aveu d’une jalousie inavouée à l’égard d’un frère qui était l’idole des deux femmes, la mère et la sœur ?

Lorsque François Merlat fit le voyage en Algérie pour se convaincre de la réussite de son fils, Anna ne le suivit pas. La jugeait-on « imprésentable » ? Lui a-t-on refusé cette joie ? Je ne le crois pas ! Elle n’était pas nécessaire à son bonheur, c’est tout. L’humilité, l’effacement, la discrétion restèrent jusqu’au bout, l’apanage de la pauvre paysanne que fut Anna Cômes.


Claude Gour, Amiens, janvier 1995