Hermance Création novembre 2015

Ma Grand-mère

Pour évoquer ma grand-mère maternelle, Hermance Nicolas-Merlat (1872- 1961 – épouse de Gilles Merlat), mes souvenirs foisonnent et mon cœur déborde d’émotion.

« Grand-mère » ! Dédaignant toute forme de diminutif infantile ou ridicule, c’est ainsi que je l’appelais très banalement. Mais ce terme à résonance presque généalogique ne marquait aucune froideur dans le sentiment, loin de là. Mes grands-parents Gour ayant disparu avant ma naissance, à ce niveau, ma grand-mère Merlat le monopolisait avec tout son contenu affectif.

Combien elle m’aimait ! J’étais le préféré de ses petits-enfants ; préféré jusqu’à l’injustice ! Lui ai-je assez rendu son affection, dans mon insensibilité d’enfant, d’adolescent puis de jeune homme ? Comme elle craignait que son souvenir ne s’efface de ma mémoire ou de mon cœur ! Que de cadeaux – des livres en quoi elle voyait ma passion – ai-je reçu d’elle sur la fin de sa vie ; « pour que tu ne m’oublies pas » disait-elle avec une résignation triste ; le dernier : les fascicules de Durliat sur l’art roman en Roussillon que j’ai fait relier au lendemain de sa mort.

Qu’elle se rassure ! Aujourd’hui, je poursuis son souvenir dans ces lignes pour le transmettre à ses descendants. Pour moi, je rassemble ses reliques.

De Sant Gil, après le partage, la première chose, la seule chose que j’ai prise d’autorité, c’est sa canne. Je m'en sers aujourd’hui.

Avec quelle émotion, ai-je recueilli, rue Georges Picot, les restes de son vieux réveil de cuivre, qu’obsédée par son souci de l’exactitude, el n’abandonnait jamais, sauf dans ses toutes dernières années.

À Pomerols, pour ma mère, j’ai fait réargenté la boite-à gâteaux que je revois encore, enfant, sur le buffet Henri II de la salle à manger de son éphémère appartement de la rue Saint-Joseph à Toulouse – un de mes plus vieux souvenir d’enfant.

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Avec quel pincement au cœur, je retrouve, au cou de ma belle-sœur, son sautoir en or !

Combien je suis reconnaissant à Jeanne Chinaud-Soubielle, de m’avoir donné, il y a quelques années, son grand portrait photographique qui était resté dans la maison ancestrale des Merlat à Formiguères et que j’ai fait aussitôt reproduire dans un format plus réduit.

Comme elles étaient bonnes les bananes cuites au beurre qu’elle me mitonnait lorsque, fin septembre, alors que, mes cousines et ma tante avaient déjà regagné Privas ou Paris – je date mal mon souvenir- et que j’étais seul avec elle à Formiguères.

Quelle patience et quel dévouement pour me contraindre à travailler pour me faire réciter mes leçons avec une minutie qui m’exaspérait quelques fois, bien injustement

C’est à elle que je dois mon premier argent de poche : 1.000 francs par mois. Après mon bac. Ella avait commencé cette pratique avec mon frère, puis avec Luette, mais elle augmenta, pour tous la somme lorsque je fus en état de participer à ses générosités.

Enfance en Algérie

Quand sa sœur, Cécile Nicolas Touche qui n’avait pas d’enfants lui confia qu’elle ne savait à qui léguer ses boucles d’oreilles, la réponse fusa spontanée, immédiate : « Donne-les à Claude, pour sa femme, plus tard ». Ma tante qui avait deux filles en conçut légitimement une vive irritation.

Quel portrait en tracer ? Son caractère ? L’inquiétude l’habitait en permanence. Tout lui était raison de craindre, de se faire du souci. Elle avait toujours peur d’entreprendre, peur de l’avenir. Mon grand-père lui reprocha un jour devant moi son attitude timorée qui l’avait, disait-il, paralysé dans ses ambitions. Sur le terrain politique, je ne crois pas que ce fut vrai.

Peu instruite, ce dont elle était très complexée, peut-être peu intelligente – la question n’a rien de sacrilège à mes yeux – l’explication logique n’avait guère de prise sur elle. Elle imaginait mal les motivations des autres et n’acceptait pas les contraintes du raisonnement mais seulement celles que lui imposait l’emprise d’une éducation extrêmement rigoriste et sévère.

Elle détestait la solitude et s’accrocha abusivement à ma mère dans les dernières décades de sa vie. Mais l’arrachement à son cadre de vie, à son milieu, l’Algérie, qu’elle subit ou s’imposa, après 1930 ne constitue-t-il pas une circonstance.

Sans autre attache, elle n’imaginait pas de vivre loin de ses filles !

Elle ne supporta jamais l’épreuve de la perte progressive de sa vue qu’e subit à partir de 1945 et ne cessa, dès lors de se plaindre de son infirmité, à longueur de journée.

D’une morale très stricte et même étroite, très prude dans l’expression, elle ne ménageait jamais sa peine. Ses cadres mentaux très conventionnels ne laissaient pas de place à la nuance et à l’ouverture. Ils la conduisaient même, parfois à une dureté à l’égard des domestiques notamment. Mais sa capacité de dévouement pour ceux qu’elle aimait se révélait sans bornes. Et elle m’aimait et je l’aimais.

Le physique ? Ici, aucune réserve ! Grande, élancée, d’un port élégant, distinguée, elle était comme ses sœurs, ravissante ; la plus belle, sans cloute. Son image de jeune fille que ma tante m’a confiée pour que je la fasse reproduire en témoin bien imparfaitement. Peut-être un léger embonpoint vers la quarantaine (toujours la photographie). Mais je n’en garde, moi, que le souvenir d’une vielle femme à la maigreur décharnée qui ne se voûta jamais.

Sa jeunesse a pour moi plus d’attrait qu’un western. D’une famille de colons enrichis – des pionniers de l’Algérie coloniale – elle était la dernière de quatorze enfants, dont sept seulement atteignirent l’âge adulte et six firent souche. De cette nombreuse famille je n’ai connu que Marcelin, le seul garçon survivant après le décès à quinze ans d’Eloi et Cécile, épouse sans postérité de Louis Touche. Avant la guerre de 1939-45, l’un et l’autre venaient régulièrement en vacances, au mois d’août, à Formiguères. Sa sœur aînée, Olympe, épouse Lacour mourut, je crois, avant son mariage et Grand-mère avait des nièces de son âge.

Ses études furent sommaires car mise en pension, elle ne put supporter l’éloignement des siens. Elle se laissait mourir de faim – de l’anorexie, dirait-on peut-être aujourd’hui. Ses parents durent la ramener à la maison. Elle ne savait guère que lire écrire et compter.

À la mort de son père (1891), toutes ses sœurs et son frère étaient mariés ; elle vécut alors seule avec sa mère dans la propriété du Tessalah où elle était née. Les deux femmes en assurèrent la direction. Dans l’Algérie coloniale de la fin du xixe, ce n’était pas sans danger. Hermance montait à cheval par nécessité et apprit, par précaution, à tirer au revolver.

Elle parlait en outre, couramment l’arabe usuel.

Une nuit, me raconta-t-elle, elle fut réveillée par un bruit insolite. Elle se leva, alerta sa mère. Toutes les deux revêtirent alors leur manteau, prirent un revolver et une fourche et firent dans l’obscurité, le tour des bâtiments de la ferme : rien ! Elles regagnèrent alors leur lit. Au matin, on découvrit que durant la nuit, des indigènes avaient percé le mur du magasin où était entreposé le grain et en avaient volé une partie. Cet incident, leur imprudence soulignée par toute la famille les incita à abandonner la ferme pour s’établir en ville, Sidi-Bel-Abbès. Elles s’y installèrent dans une maison du Faubourg Thiers, le quartier résidentiel.

Mariage avec Gilles Merlat

De cette jeunesse isolée et inquiète, ma grand-mère garda la terreur de la vie de colon. Elle ne voulut pas recevoir de terres en partage dans la succession de son père. Malgré les objurgations de sa mère, elle se refusa à investir dans une propriété l’argent qui lui échut en partage. Apparemment sa rencontre avec mon grand-père (dont j’ignore les circonstances) combla ses vœux : un pharmacien ! Pendant une vingtaine d’année elle connut, je crois un bonheur que seul fragilisait sa nature anxieuse.

Équilibre familial : deux filles, l’aînée ma mère, née en 1 ; la cadette, Marie Louise, plus tard Madame Tailleur, la mère de mes cousines Paloque et Ayrivié, deux ans après, pour laquelle elle marqua longtemps une préférence sans excès. Je ne suis pas, en revanche, en état de mesurer sur ce plan, les effets de l’infidélité de mon grand-père qu’elle ne peut pas ne pas avoir connues.

Réussite financière : au prix d’un travail acharné, mon grand-père lui apporta une très large aisance, allant bien au-delà de ses besoins qui restèrent toujours modérés. Il aurait même pu, s’il en avait eu l’obsession et si sa femme l’y avait poussé, amasser une fortune importante. Ils se contentèrent de s’établir solidement, achetèrent la maison dans laquelle était installée la pharmacie, rue Lord Byron, en plein centre de Sidi-Bel-Abbès et deux propriétés agricoles à Lamoricière – Sidi Senoussi (nationalisées lors de l’indépendance algérienne). Et ils vécurent très largement, non dans le luxe car ils y étaient l’un et l’autre peu enclins du fait de leur milieu d’origine et de leur éducation ; peut-être aussi parce que leur niveau culturel, au moins chez ma grand-mère était insuffisant pour les y porter.

Réussite sociale enfin assise sur une activité politique qui passionnait mon grand-père – et lui coûtait très cher. Gilles exerça les mandats ou fonctions de premier adjoint au maire de Sidi-Bel-Abbès, de vice-président du Conseil général du département d’Oran et de membre du Conseil supérieur des délégations financières, une institution spécifique de l’Algérie coloniale. Pas de poste de premier plan cependant, car les servitudes et les contraintes de son métier y faisaient obstacle.

Là aussi d’ailleurs, Grand-mère joua le rôle de frein : j’ai toujours entendu dire que lorsque son parti (les radicaux) proposa à Gilles l’investiture pour un mandat de député, ce qui l’aurait obligé de prendre des distances avec son officine, elle le dissuada d’accepter, malgré la tentation qu’il en éprouvait, il s’effaça devant Claude Petit le frère de la tante Julie, la femme de l’oncle Marcelin, qui fût élu sans difficulté.

La femme du pharmacien

Dans une société neuve et coloniale, Hermance cumulait à l’ombre de son mari, le prestige de l’argent, de la profession libérale et du titre que bien peu possédaient et de l’influence politique. Ma mère se rappelle encore, non sans orgueil et illusion sociale, ce temps de sa jeunesse où l’on pouvait estimer qu’elle et sa sœur représentaient les meilleurs partis de la ville. Trop bien pour de vulgaires colons, si riches fussent-ils, pensait-elle intimement. Plus matérialiste et plus lucide, ma tante apporte quelques ombres à ce tableau flatteur : un appartement assez minable que commandait la proximité de la pharmacie, toujours ouverte ou susceptible de l’être ; jour et nuit à l’appel des clients ; une relative indifférence à l’argent déjà évoquée qui, insensiblement provoqua dans leur position, un décalage par rapport à celle des colons avides et rapaces qui constituaient leur entourage.

Phénomène assez exceptionnel pour l’époque, Grand-père n’avait jamais rompu ses attaches avec son village d’origine, Formiguères. Chaque année, sa femme et ses filles, après une cure en ville d’eaux conformément aux habitudes de l’époque, y passaient les mois de vacances. Il les rejoignait en fin de séjour. En ces temps-là, c’était plus qu’un voyage : une expédition !

Au début du siècle – le xxe – Formiguères n’était qu’un village de montagne, perdu, isolé, austère. Grand-mère m’a souvent dit les premières impressions de tristesse et de pauvreté qu’elle éprouva lorsqu'elle le découvrit pour la première fois ; les femmes surtout l’impressionnèrent, paysannes sans âge, toujours habillées de noir, de pieds en cap.

Son arrivée y fit sensation. Le bruit s’étant répandu dans le village que Gilles Merlat avait pris femme en Algérie, ses camarades de jeunesse s’imaginèrent qu’il s’agissait pour le moins d’une noire. Lorsque le couple y arriva, peu après le mariage – Hermance venait faire connaissance de ses beaux-parents – tout le village attendait la diligence sur la place. Et les badauds en virent descendre une belle fille du Jura, aux cheveux châtain clair et au teint de peau très blanc. Je ne sais si elle fut jugée jolie, mais la déception dans leur attente exotique fut grande : « Mais elle n’est pas noire ! » entendit Grand-mère, tandis que les curieux se dispersaient.

Ces séjours répétés, réguliers en France, le mépris du milieu colons de sa rusticité et de ses vulgarités, le rejet du monde indigène né des peurs initiales de ma grand-mère, le racisme sans complexe de l’époque, l’orgueil adolescent de ses filles sont sans doute à l’origine du manque de véritable attachement des Merlat pour l’Algérie. Quand en 1926, ma tante épousa un fonctionnaire qui choisit de poursuivre sa carrière en France, maman qui idéalisait la mère patrie crut qu’elle y trouverait la solution des difficultés de son ménage. Elle convainquit mon père de rentrer également. Et ma grand-mère qui n’imaginait pas qu’elle puisse vivre hors de la proximité de ses filles entraîna à son tour son mari.

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Le moment de la retraite leur semblait venu ; trop tôt, peut-être. Il annonçait la vieillesse et son cortège d’amertumes. Mais il y eut, je crois, encore quelques années heureuses. Au surplus, c’est à cette époque que mes souvenirs commencent à se préciser, mes impressions à devenir directes et que mon affection s’affirme.

La première conséquence matérielle de ce retour aux sources fut la construction vivement soutenue par mon père, du chalet de Formiguères, « Sant Gil » qui dut son nom – heureux – à l’ignorance de l’appellation ancienne du lieu : « Lou camp del bayle ».

Retraite

Mon oncle étant appelé à connaître les errances du fonctionnaire, c’est à ma mère que mes grands-parents se raccrochèrent tout naturellement en dépit des rapports préférentiels qui liaient Grand-mère à sa fille cadette. À cette proximité, je dus mon intimité et les liens privilégiés qui s’établirent entre nous.

En 1938 ou 39, mes parents se stabilisèrent à Toulouse et achetèrent alors la maison de la rue Georges Picot où j’écris ces lignes. Cédant aux instances de Gilles et d’Hermance, ils aménagèrent une demeure assez vaste pour les accueillir. Ce ne fut pas une solution heureuse, ni pour mes parents – ma mère subit ainsi au quotidien la tyrannie née de la peur qu’éprouvait la sienne devant la solitude, si brève soit-elle ; ni pour mes grands-parents qui se sentirent toujours un peu intrus dans un ménage qui ne marchait pas de façon idéale.

Heureusement, il y avait Formiguères et « San Gil », colonisé très vite par ma tante, qui les voyait arriver dès juin. Ils y retrouvaient quelques amis fidèles : les Moy, comme eux anciens d’Algérie et même de Sidi-Bel-Abbès et les Maymil, deux sœurs que mon frère appelait « ces dames au chapeau vert », ce qui reflétait bien la réalité de leur style ; les Pesqué, et puis les parents Chinaud avec lesquels ils entretenaient des rapports aussi intimes que compliqués. Mais c’était peu pour combler le vide d’une retraite professionnelle et plus encore sociale prématurée. Il ne leur restait que leurs petits-enfants – je n’ose dire moi surtout – qui les rejoignaient dès les premiers jours des vacances scolaires, le plus souvent sous la houlette de ma tante. Que d’heures passées ensembles avec elle, que de jeux, que de confidences

En 1948, Grand-père mourut. La vieillesse réelle, la dure vieillesse attendait sa veuve. Elle allait être longue et éprouvante. Pourtant, rien ne fut fondamentalement changé à sa situation. Pas de problème financier majeur : le revenu des propriétés d’Algérie, imprudemment conservées, suffisait amplement et suffit jusqu’au bout à ses maigres besoins. Pas de rupture dans le cadre et le rythme de vie ; un peu plus de solitude ? Même pas car il y avait ma mère et ma tante, en vacances !

Le désastre vint de l’infirmité : les yeux. Trois opérations successives de la cataracte échouèrent et la fin de vie de ma grand-mère ne fut plus qu’une longue plainte et un gémissement sur la baisse puis la perte de sa vue – qui ne fut, je crois, jamais totale, en dépit de ses dires. L’épreuve fut dure, pour elle, pour maman qui en porta indirectement le poids. Mon affection qui ne démentit jamais, m’en cacha toute l’ampleur et aujourd’hui, j’ai perdu jusqu’au souvenir de mes impatiences, si j’en ai eu.

Les toutes dernières années furent infiniment tristes. J’y échappais, hélas, largement : séjour en Suisse pour ma thèse, à Paris pour la préparation de l’agrégation, le service militaire, enfin mes débuts au Cambodge. Sa lucidité commença à faiblir. Mon oncle prit en charge une part du fardeau qu’elle constituait désormais. À l’occasion d’un séjour à Montpellier, elle fit une chute et se brisa le col du fémur. Elle s’en remit mais sa raison s’affaiblit encore. Sur ces entrefaites, je partis rejoindre mon poste à Phnom Penh. Parfois, m’a-t-on dit, elle me réclamait.

J’ai regretté ma trahison ou ma défaillance de ces dernières années, mon absence dans ses derniers instants qui m’empêche parfois encore de croire à sa mort.

Toulouse, Mai 1979